Tout mouvement a son opposition, c’est immanquable. #MoiAussi (#MeToo), en 2017, n’y a pas échappé. Dès la tombée d’une nouvelle dénonciation, le discours public était pris d’assauts par les experts auto-prononcés de la présomption d’innocence. Les vraies affaires se règlent devant les tribunaux, c’est une évidence. Non?
En 1991, le juge McLachlin s’indignait déjà, dans ses motifs dissidents du jugement R c Seaboyer ([1991] 2 RCS 577) :
« […] il existe certains domaines où l’expérience, le bon sens et la logique sont alimentés par des stéréotypes et des mythes. On a été tout particulièrement enclin, [dans le droit relatif à la violence sexuelle], à utiliser des stéréotypes aux fins de déterminer ce qui est pertinent et cela paraît aller malheureusement de soi à l’intérieur d’une société qui, en grande partie, partage ces préjugés ».
Plus de trente ans se sont écoulés depuis et pourtant, l’incompréhension demeure. Comment s’explique-t-on que le taux de dénonciation des agressions sexuelles ne dépasse pas les 5-6% ? Comment se fait-il que le seul crime violent qui n’est pas à la baisse au Canada soit si peu dénoncé (Statistique Canada, 2014 et INSPQ, 2022) ?
En plus de son caractère intrinsèquement invasif, la judiciarisation d’une agression sexuelle est effectivement teintée de mythes et de stéréotypes qui peinent à disparaître malgré des décennies de luttes féministes et d’efforts pour l’égalité des droits. Même à l’époque de l’adoption de la Charte des droits et libertés de la personne au Québec (1975), la justice criminelle canadienne niait toujours la réalité du viol conjugal. Dans les mots du moment, on y voyait plutôt une « obligation matrimoniale » … Le crime d’agression sexuelle existait, hors mariage, mais on le comprenait davantage comme « un crime de lèse-propriété donc à un crime contre le bien de l’homme » (Conseil du statut de la femme, 1995 et Backhouse, 1983).
Ultérieurement, la législation a évolué et certaines dispositions, dont celles sur la protection des victimes de viol (rape shield laws) ont vu le jour. Ces nouvelles dispositions visent spécifiquement à interdire l’utilisation de mythes et stéréotypes dans les instances pour agressions sexuelles. On y retrouve notamment :
- Les « deux mythes » (twin myths), ou la croyance erronée que le comportement sexuel antérieur d’une plaignante, soit avec l’accusé ou un tiers, affecte sa crédibilité devant la Cour et/ou la rend plus susceptible d’avoir consenti à l’activité en question (para 276(1) Code criminel);
- Rejet du stéréotype affirmant qu’une vraie victime se bat et résiste systématiquement, physiquement ou verbalement aux gestes en question. Ce qui sous-entendait auparavant que la passivité ou le fait de figer serait considéré comme synonyme de consentement (para 265(3) Code criminel et art. 273.1 Code criminel);
- L’abandon de la règle de la plainte spontanée, donc l’interdiction d’accorder plus ou moins de valeur à une accusation en fonction du moment de la dénonciation (immédiatement vs des années après les faits) (art. 275 Code criminel).
Le droit jurisprudentiel a également permis le rejet exprès de certains réflexes cognitifs, déplorablement légués par des années de patriarcat juridique. Parmi ceux-ci, et pour n’en nommer que quelques-uns, on retrouve les concepts suivants :
- Le choix de vêtements portés par la victime affecte sa crédibilité et la rend partiellement responsable pour la violence sexuelle qu’elle a vécue (R c Cain, 2010 ABCA 371);
- Le fait qu’une personne consulte un professionnel de la santé mentale la rend non digne de foi à titre de témoin (R c Mills, 1999 CSC 637);
- L’assomption qu’une victime va nécessairement couper les ponts et éviter tout contact subséquent avec son agresseur (R c Caesar, 2015 TNOCA 4);
- La mise en garde offerte au jury contre la condamnation d’un accusé d’agression sexuelle sans preuve corroborante (donc, contre une conclusion fondée uniquement sur le témoignage de la victime). On expliquait cette mise en garde en considérant que les femmes victimes de viol étaient non dignes de foi, au même titre que les enfants en bas âge et les complices de l’acte imputé (abolition du principe réaffirmée notamment dans F.H. c McDougall, 2008 CSC 53) (Conseil du statut de la femme, 1995). Celle-ci émerge originellement de la common law, où Lord Matthew Hale, un influant juriste anglais, l’avait solidement instauré (Buller, 2017).
À titre de clarification, ces principes existent aujourd’hui pour interdire les trop nombreuses idées préconçues qui ont erronément influencé l’issue de centaines de procès en matière d’agression sexuelle.
Encore trop de faux pas
Aujourd’hui, bien que le droit ait rattrapé un retard évident, on constate par moment que ces fausses croyances se faufilent encore dans le raisonnement d’acteurs clés du système de justice, matérialisant les plus grandes craintes des plaignantes devant les tribunaux. La communauté juridique, et le public, se souviennent notamment des commentaires sexistes qui avaient été prononcés par un juge en 2014 alors qu’il assurait ses fonctions à la Cour provinciale de l’Alberta. Effectivement, la plaignante (une femme de 19 ans) s’est vu demander (entre autres, cet article n’est pas assez long pour énumérer la quantité de commentaires sexistes prononcés lors de ce procès) « pourquoi [elle] n’a pas simplement serré les genoux » pour éviter que son présumé agresseur ne puisse la pénétrer. Le juge s’est aussi permis un moment moralisateur, rappelant à la jeune femme que « le sexe et la douleur vont parfois de pair […] – et que cela n’est pas nécessairement une mauvaise chose ». Cerise sur le gâteau, la plaignante s’est aussi méritée une belle dose de mecsplication (mansplaining) par le juge, lui exposant que : « les jeunes femmes veulent avoir des relations sexuelles, surtout si elles sont ivres » (Rapport du comité d’enquête au Conseil canadien de la magistrature concernant l’honorable Robin Camp).
Plus récemment encore, un juge de la Cour du Québec a accordé une absolution conditionnelle à un homme coupable d’agression sexuelle qui, selon ses propres aveux, en était à sa deuxième victime. Au moment de rendre sa décision, afin d’appuyer son choix de « peine », le juge précise qu’ « [i]l y a une seule victime et un seul événement, lequel se déroule somme toute rapidement », en plus de retenir que l’état d’ébriété de l’accusé « ne constitue pas une défense ou une justification, mais il peut permettre d’expliquer un comportement » (R c Houle, 2023 QCCA 99). La Cour d’appel, qui a unanimement annulé l’absolution, pointe les nombreuses erreurs de principe qui se sont glissées dans le jugement :
- Le juge de première instance a minimisé les facteurs aggravants :
- L’accusé a enregistré des photos de sa victime sur son téléphone en plus de les montrer à un ami;
- Il s’agit d’une récidive (donc pas des événements « contextuels et ponctuels dans sa vie » tels que mentionné en première instance);
- Il a erronément accepté le facteur atténuant d’absence d’antécédents judiciaires alors que l’accusé a déjà été reconnu coupable de conduite en état d’ébriété, ce qui en fait son deuxième crime grave en lien avec sa consommation d’alcool;
- Aucune peine n’a été attribuée pour le crime de voyeurisme, qui s’ajoutait à l’accusation d’agression sexuelle;
- Le juge oublie l’acharnement dont l’accusé a fait preuve lorsqu’il suit sa victime qui, paniquée par suite des premiers événements, se déplace de la chambre vers la cuisine.
La Cour d’appel rappelle que bien que l’absolution soit une possibilité qui n’exclut pas de crime (à moins qu’une peine minimale soit expressément prévue), plus l’écart est grand entre l’absolution et les peines ordinairement octroyées en cas semblables, moins l’intérêt public pourra s’accommoder d’une absolution.
Dans une autre instance, la Cour suprême du Canada a clarifié les conséquences criminelles du refus de porter un condom alors que la plaignante avait clairement mentionné à l’accusé que son consentement en dépendait. Une autre histoire cauchemardesque pour la plaignante qui, en première instance, s’est fait dire par le juge que puisqu’elle a consenti à une pénétration vaginale, la présence ou non d’un condom n’avait aucune incidence sur son accord volontaire avec « l’activité sexuelle en question ». La Cour suprême du Canada, presque quatre ans plus tard dans un jugement mitigé à 5 contre 4, renverse cette conclusion et affirme strictement que le port du condom est un élément non dissociable de l’activité sexuelle en question et qu’il convient de l’évaluer ainsi (R c Kirkpatrick, 2022 CSC 33). La possibilité qu’une fraude ait vicié le consentement, autrement valide, a également été considérée, mais elle impliquait un tout autre processus d’analyse.
Somme toute, il n’est peut-être pas si difficile de comprendre et de faire preuve d’empathie envers les survivantes et survivants qui choisissent de ne pas rapporter leur expérience aux autorités.
Tel que l’écrivait Lanctôt dans une chronique publiée en avril dernier, on dépolitise les agressions sexuelles avec un outil parfaitement exonératoire d’opinions/d’actions communautaires : le système de justice criminelle. Cela, alors même que la fondation de ce système est difficile à manœuvrer dans les situations de violence sexuelle. Effectivement, il fait face à un accroc évident au niveau de la conciliation du respect de la dignité humaine (qui précise que dans le doute, c’est non) et de la présomption d’innocence (qui assure que dans le doute… c’est acquitté). En outre, le cadre d’analyse en soi n’est pas non plus très clair… comment les tribunaux traitent de questions connexes telle la transmission ou la mise à risque volontaire d’une ITSS (infection transmissible sexuellement et par le sang) ? Le sujet n’est pas nouveau, mais on commence tout juste à s’y attarder sérieusement.
Quoi qu’il en soit, il reste essentiel de garder à l’esprit que la judiciarisation, ou non, d’une agression sexuelle est un choix qui va bien au-delà de la question de vérité ou mensonge.