La Cour suprême a conclu à l’unanimité dans R. c Morrison, 2019 CSC 15, qu’une portion de l’article du Code criminel concernant le leurre est inconstitutionnelle puisqu’elle viole la présomption d’innocence.
Les faits
Monsieur Morrison a publié une annonce en ligne sur Craiglist dans la section « Brèves rencontres », portant le titre « Papa recherche sa petite fille — H ch F — 45 (Brampton) ». Une policière, se faisant passer pour une fille de 14 ans dénommée Mia, a répondu à l’annonce. Lors de plusieurs conversations qui ont eu lieu sur une période de plus de deux mois, M. Morrison a invité « Mia » à se toucher de manière sexuelle et lui a proposé qu’ils se rencontrent pour se livrer à des activités sexuelles. Ces communications ont mené à des accusations de leurre portées contre M. Morrison au titre de l’al. 172.1(1) b) du Code criminel. L’article 172.1(1) b) du Code criminel affirme qu’une personne :
« commet une infraction quiconque communique par un moyen de télécommunication avec : (…)
- b) une personne âgée de moins de seize ans ou qu’il croit telle, en vue de faciliter la perpétration à son égard d’une infraction visée aux articles 151 ou 152, aux paragraphes 160(3) ou 173(2) ou aux articles 271, 272, 273 ou 280 ; »
Le législateur a créé cette infraction pour lutter contre la menace que présentent les prédateurs adultes qui tentent de manipuler ou de leurrer des enfants par des moyens électroniques. Comme la Cour l’a expliqué dans l’arrêt Levigne, l’infraction vise à protéger les enfants en « démasqu[ant] et [en] [. . .] arrêt[ant] les prédateurs adultes qui rôdent dans l’Internet pour appâter des enfants et des adolescents vulnérables, généralement à des fins sexuelles illicites. »[1]
En l’espèce, l’infraction d’incitation à des contacts sexuels visant un enfant âgé de moins de 16 ans est en contravention de l’art. 152 du Code criminel. Au procès, M. Morrison a contesté la constitutionnalité de trois dispositions de l’article portant sur le leurre : l’al. 172.1(2) a) et les para. 172.1(3) et (4) du Code criminel. Les parties soulèvent les questions suivantes :
(1) La présomption établie au para. 172.1(3) du Code criminel viole‑t‑elle l’al. 11d) de la Charte ?
(2) L’obligation de prendre des mesures raisonnables visée au para. 172.1(4) du Code criminel viole‑t‑elle l’art. 7 de la Charte ?
L’analyse
La présomption établie au para. 172.1(3)
Dans le contexte d’une opération d’infiltration où la personne n’a pas réellement atteint l’âge fixé, soit 16 ans, l’alinéa 172.1(1) b) du Code criminel dispose que, pour obtenir une déclaration de culpabilité, la Couronne doit prouver hors de tout doute raisonnable que l’accusé croyait que l’autre personne était âgée de moins de 16 ans. Toutefois, le para. 172.1(3) établit une présomption selon laquelle « la preuve que la personne visée aux alinéas (1) a), b) ou c) a été présentée à l’accusé comme ayant moins de dix-huit, seize ou quatorze ans, selon le cas, constitue, sauf preuve contraire, la preuve que l’accusé la croyait telle. » Cette présomption remplacera, sauf preuve contraire, la preuve de l’élément essentiel, soit que l’accusé croyait que l’autre personne avait moins de 16 ans. Monsieur Morrison a fait valoir que cette disposition violait son droit à la présomption d’innocence garanti par l’al. 11d) de la Charte.
L’alinéa 11d) de la Charte protège le droit de l’accusé d’être présumé innocent jusqu’à ce que sa culpabilité soit établie. Pour qu’un accusé soit déclaré coupable d’une infraction, le juge des faits doit être convaincu hors de tout doute raisonnable que preuve a été faite de l’existence de tous les éléments essentiels de l’infraction.
L’exigence d’établir un lien pour démontrer qu’une présomption législative ne contrevient pas à la présomption d’innocence est stricte : le lien entre la preuve du fait substitué et l’existence de l’élément essentiel qu’il remplace ne doit être rien de moins qu’inexorable. « Un lien inexorable est un lien qui demeure nécessairement valable dans tous les cas ».[2] En l’espèce, le simple fait qu’une personne ait été présentée à l’accusé comme ayant un certain âge ne conduit pas inexorablement à la conclusion que ce dernier l’a crue telle, même en l’absence d’une preuve contraire. Lorsqu’une personne se présente en ligne comme ayant un certain âge, la question de savoir si l’accusé croyait qu’elle n’avait pas atteint l’âge fixé pourrait toujours soulever un doute raisonnable dans l’esprit du juge des faits à la clôture de la preuve de la Couronne ; malgré cela, la croyance de l’accusé que l’autre personne n’avait pas atteint l’âge fixé serait réputée établie hors de tout doute raisonnable par application du para. 172.1(3), ce qui contrevient à la présomption d’innocence. Certes, le juge des faits pourrait bien inférer, au vu de la preuve, que l’accusé l’avait crue. Mais il ne s’agit pas là du critère applicable. Le critère consiste plutôt à savoir si le lien entre le fait prouvé et l’existence de l’élément essentiel qu’il remplace est « inexorable ». Ce critère n’est pas rempli en l’espèce.
L’obligation de prendre des mesures raisonnables visées au para. 172.1(4)
Monsieur Morrison soutient que l’obligation de prendre des mesures raisonnables visées au para. 172.1(4) viole l’article 7 de la Charte, car elle ouvre la porte au prononcé d’une déclaration de culpabilité, et à l’emprisonnement qui en résulte, dans une situation où l’accusé a simplement fait preuve de négligence en omettant de prendre des mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge de l’autre personne. Selon lui, cela porterait atteinte à son droit à la liberté d’une manière qui contrevient aux principes de justice fondamentale.
Il prétend qu’en laissant la porte ouverte à une déclaration de culpabilité fondée sur le défaut de prendre des mesures raisonnables, le para. (4) confère à l’infraction de leurre la qualité d’infraction à mens rea objective, ouvrant ainsi la porte à des déclarations de culpabilité fondées sur la simple négligence. Il affirme que cela contrevient aux principes de justice fondamentale, parce que les stigmates et la peine rattachés à l’infraction de leurre sont si graves que seule une mens rea subjective sera suffisante pour justifier une déclaration de culpabilité.
Décision
Le pourvoi de la Couronne concernant la constitutionnalité du para. 172.1(3) du Code criminel est rejeté. Le paragraphe (3) contrevient à l’alinéa 11d) de la Charte, et cette contravention ne peut être justifiée au regard de l’article premier. Il est donc inopérant par application du para. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982.
À NOTER : Cet article de blogue était originalement publié sur le site de Juriblogue.ca.
Veuillez prendre note de la date de rédaction de cet article de blogue. Il est possible que certaines informations ne soient plus à jour.
[1] R c Levigne, 2010 CSC 25, [2010] 2 RCS 3 para 24.
[2] R c Morrison, 2019 CSC 15, para 53.