À valeur inégale : réparer les victimes de blessures corporelles dans un monde de disparités salariales

À valeur inégale : réparer les victimes de blessures corporelles dans un monde de disparités salariales

Introduction

Comment redresser le tort des victimes de blessures dans un monde où les disparités salariales pèsent sur leur compensation? Les disparités salariales entre les hommes et les femmes persistent dans la majorité des secteurs économiques. Historiquement, les femmes étaient sous-payées par rapport à leurs homologues masculins, et bien qu’il y ait eu un progrès à cet égard, l’inégalité salariale demeure.  

Ces inégalités, loin de se limiter au monde du travail, se retrouvent aussi dans la sphère juridique, notamment lors des évaluations de l’indemnisation dans le cas de préjudices corporels. Lorsque les tribunaux doivent évaluer le manque à gagner d’une victime blessée, ils s’appuient souvent sur des données actuarielles basées sur des salaires historiques, qui reflètent des écarts de rémunération entre les sexes.  

 

Objectif et méthodologie de l’article de blogue 

L’objectif de cet article est d’examiner comment les disparités entre les hommes et les femmes influencent l’indemnisation des victimes de préjudices corporels en common law. Il vise à identifier les biais systémiques dans les méthodes d’évaluation des pertes de revenus. Cet article explore le sujet en faisant une revue de la jurisprudence, d’articles et de sources statistiques. 

 

Disparités salariales et indemnisation

Le principe de compensation en droit de la responsabilité civile exige que la partie défenderesse rétablisse la victime dans l’état où elle se trouvait avant l’accident. Dans les dossiers de blessures corporelles, les tribunaux doivent se prononcer sur les pertes de revenus futurs, ce qui peut s’avérer être un exercice spéculatif. Les juges doivent déterminer ce que la victime aurait potentiellement gagné en revenu si elle n’avait pas subi de blessures.

Cependant, les femmes qui gagnent en moyenne moins que les hommes se voient attribuer des compensations plus faibles pour des pertes similaires, perpétuant les inégalités économiques. Ces disparités trouvent leur origine dans des stéréotypes de genre et des préjugés historiques sur la capacité de gain des femmes. Plus précisément, il y a cette idée que la femme occupe des postes moins rémunérés, privilégiant des emplois qui nécessitent moins de développer des traits de force, de rigueur et d’ambition[1]. Les femmes sont vues comme devant conjuguer travail et famille et doivent de ce fait se retirer du marché du travail pour des raisons familiales.

 

Le rôle des données actuarielles 

Le genre demeure un indicateur important dans l’évaluation des pertes économiques dans les cas de blessures corporelles. La méthode genrée est une évaluation se fondant sur le revenu moyen des femmes canadiennes avec le même niveau d’éducation. Cette méthode commence par des barèmes de salaires des femmes pour ensuite augmenter le montant en fonction des éventualités positives comme la possibilité d’une augmentation de salaire ou d’une promotion au travail. Cependant, dans certains cas les victimes font l’objet d’une double discrimination puisque les tribunaux appliquent les éventualités négatives telles que la grossesse à un calcul déjà inférieur aux hommes dans la même situation. 

Par exemple, dans le cas d’une enfant blessée, cette méthode ne tient pas compte des efforts législatifs et judiciaires en faveur de l’équité salariale et de la possibilité que la parité des revenus entre les hommes et les femmes soit atteinte au moment où la victime entrera sur le marché du travail. La méthode genrée est discriminatoire, car elle sous-entend également que la victime aurait sans le moindre doute exercé une profession à prédominance féminine.  

Toutefois, une deuxième approche, l’approche neutre ou propre aux hommes a été utilisée à quelques reprises pour évaluer le manque à gagner des victimes femmes sans que la Cour suprême du Canada ne se prononce sur la méthode appropriée à privilégier. La deuxième méthode se base sur des barèmes de salaires des hommes pour ensuite diminuer le montant en fonction des éventualités négatives comme l’absence du marché du travail pour des raisons familiales. 

 

Illustration jurisprudentielle  

Crawford c Penney : exemple d’utilisation de la méthode genrée  

La décision Crawford c Penney, 2003 CanLII 32636 (ON SC) illustre comment la méthode genrée est désavantageuse à l’égard de la victime féminine. Cette affaire de négligence médicale implique une plaignante qui a subi une blessure catastrophique et permanente à la naissance. Le juge de première instance a estimé la perte de capacité de gain de Melissa Crawford en utilisant exclusivement des statistiques sur le revenu des femmes diplômées des collèges communautaires de l’Ontario.  

De plus, une réduction supplémentaire de 10 pour cent a été appliquée au montant pour les contingences telles que la maladie et la garde d’enfants, malgré la reconnaissance par le juge que ces raisons de non-participation au marché du travail étaient déjà intégrées dans les tableaux de revenus moyens des femmes.  

 

Walker c Ritchie : exemple d’utilisation de la méthode non-genrée  

La décision Walker c Ritchie, 2005 CanLII 13776 (ON CA) illustre comment la méthode non-genrée correspond au besoin de parité et d’équité à l’égard de la victime féminine. Dans cette affaire impliquant une élève de douzième année âgée de dix-sept ans, le tribunal a opté pour des données statistiques représentant les revenus moyens des diplômés universitaires en Ontario. Il a reconnu qu’il était très probable que Stephanie Walker aurait obtenu son diplôme universitaire si elle n’avait pas subi de blessures. Toutefois, son parcours professionnel exact restait incertain au moment de l’accident. Étant donné que le tribunal ne pouvait pas faire des estimations éclairées concernant son avenir professionnel avant l’accident, il a été jugé approprié d’utiliser le revenu moyen du groupe auquel elle aurait pu appartenir à l’opposé de statistiques genrées.  

La Cour a souligné au paragraphe 45 que « [b]ien que les dommages-intérêts soient de nature compensatoire et ne puissent être calculés de manière à surcompenser un individu en particulier, un tribunal doit également être conscient du fait que les statistiques sur les revenus fondées sur le sexe sont fondées sur des données historiques rétrospectives qui peuvent ne plus projeter avec précision le revenu qu’une personne percevrait à l’avenir ».  

 

Application de la Charte canadienne des droits et libertés 

Il est important de souligner que la common law doit demeurer conforme à la Charte canadienne des droits et libertés. La participation active des tribunaux au renforcement d’une société stratifiée est contraire au principe de non-discrimination. L’argument prépondérant évoqué dans plusieurs arrêts est le fait que le droit de la responsabilité délictuelle repose sur la justice correctrice. La justice correctrice suppose simplement de rétablir la plaignante dans sa position initiale. Toutefois, la common law ne peut faire fi des principes d’égalité des sexes. D’ailleurs, l’article 15 de la Charte implique la garantie que tout le monde, indépendamment de leur sexe bénéficie des mêmes droits et protections juridiques, ce qui interdit toute discrimination fondée sur le genre. Par conséquent, l’utilisation de statistiques genrées constitue une violence si flagrante qu’elle entrave les objectifs de la Charte. À ce sujet, dans l’arrêt MacCabe v Roman Catholic Separate School District No. 110 (Westlock), 1998 CanLII 18160 (AB KB), le juge Johnstone souligne comme suit au paragraphe 469 

« Je ne cautionnerai pas la « réalité » de l’inégalité salariale. La tendance sociétale est et doit adopter l’équité salariale étant donné notre droit fondamental à l’égalité qui est inscrit dans la constitution […] l’égalité est désormais une valeur constitutionnelle fondamentale dans notre société ».

 

Critiques et solutions

Les pratiques actuelles d’indemnisation genrées qui présument que les femmes passeront moins de temps dans le marché du travail sont désavantageuses et reflètent des stéréotypes obsolètes qui ne correspondent plus à la société canadienne actuelle. Afin d’y remédier, l’adoption de données de revenus non genrées est une solution prometteuse pour combler l’écart dans l’indemnisation entre les hommes et les femmes dans les dossiers de blessures corporelles. D’ailleurs, des décisions récentes[3] comme Walker c Ritchie démontrent que l’adoption de statistiques non genrées peut mener à des décisions plus équitables. Pour que l’indemnisation soit conforme à la Charte, il est nécessaire d’éliminer le biais de genre.

 


[1] Kathleen Renaud, « Apples to Oranges? Gendered Damages in Personal Injury Litigation: A Focus on Infant Claims » (2018) 56-1 Alberta Law Review 207 à la page 208.

[2] Elizabeth AdjinTettey, « Discriminatory Impact of Application of Restitutio in Integrum in Personal Injury Claims,Taking Remedies Seriously », CIAJ 2009 Annual Conference (2009) à la page 136.

[3] Gill v Lai, 2019 BCCA 103; Jamal v Kemery-Higgins, 2017 BCSC 213; Jackson v Davis, 2021 BCSC 380; Howell v Machi, 2017 BCSC 1806.