Avocat·es du gouvernement et droits autochtones : un dilemme professionnel?

Avocat·es du gouvernement et droits autochtones : un dilemme professionnel?

Alors que la Cour d’appel du Québec se penchera bientôt sur une potentielle refonte du test applicable à la reconnaissance des droits autochtones[1],  on se questionne de plus en plus sur le rôle des avocat·es du gouvernement dans ce type de litige. Effectivement, en tant que fonctionnaires du secteur public, leur position se caractérise par des obligations professionnelles qui se distinguent de celles du secteur privé.

Cela dit, cette distinction tarde à faire sa place devant les tribunaux, et particulièrement en matière de revendications territoriales autochtones. Certes, l’habitude de l’approche accusatoire est forte, mais cela ne peut justifier l’écart actuel qui marque les promesses de réconciliation, et le zèle dans l’attitude de certain·es avocat·es attitré·es aux dossiers de revendications territoriales autochtones.

Cet article vise d’abord à identifier ces distinctions entre les responsabilités professionnelles des avocat·es du secteur privé et ceux/celles du secteur public. Suivra ensuite une analyse de la réalité en pratique, compte tenu des résultats qui semblent se dégager des processus disponibles (judiciaire ou extrajudiciaire) aux communautés autochtones qui présentent une revendication territoriale. 

 

Des responsabilités professionnelles distinctes

Il est indéniable qu’une distinction existe dans les devoirs éthiques et juridiques des praticiennes et praticiens du droit du gouvernement[2]. En effet, toutes les personnes exerçant le droit ne sont pas appelées à prêter serment envers l’intérêt public[3]. Ce serment est d’une importance capitale : la position particulière de ces fonctionnaires les amène parfois à conseiller, et même éventuellement à influencer la manière dont le gouvernement agit envers la population[4].

Dans un litige, cette responsabilité envers l’intérêt public peut se traduire de plusieurs manières. Il est attendu, en tant que représentant·es du gouvernement, qu’ils/elles se comportent équitablement. Cela doit se faire sans céder de manière déraisonnable les ressources publiques, mais sans non plus agir avec « un intérêt personnel démesuré » pendant le déroulement du litige ou de toute négociation connexe[5].

 

L’intérêt public et les promesses de réconciliation

Lorsqu’il est question de revendications territoriales autochtones, on comprend facilement que le gouvernement a un intérêt économique à conserver un contrôle sur ledit territoire. Cependant, les intérêts des communautés autochtones au Canada font indubitablement partie de l’intérêt public, pour lequel le gouvernement et, indirectement, ses avocates et avocats, sont responsables.

Dans le processus de réconciliation actuel, le procureur général du Canada a élaboré une Directive sur les litiges civils mettant en cause les peuples autochtones[6]. Le cœur de cette directive souligne la nécessité de reconnaître les droits autochtones, y compris le titre autochtone qui suit une revendication territoriale fructueuse, et d’éviter ou simplifier autant que possible les litiges.

 

Promesses et engagements récents en matière de réconciliation

En plus de leur serment envers l’intérêt public, les promesses et les engagements du gouvernement envers les communautés autochtones doivent aussi influencer la manière dont les praticiennes et praticiens du droit du gouvernement plaident leurs dossiers.

À cet égard, la Loi sur la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones a récemment reçu la sanction royale. Cette Loi :

« fournit une feuille de route pour le gouvernement du Canada, les Premières Nations, les Inuit et les Métis pour travailler ensemble à la mise en œuvre de la Déclaration des Nations Unies sur les peuples autochtones fondée sur une réconciliation durable, la guérison et des relations coopératives »[7].

Il est donc légitime de s’attendre à ce que ces objectifs guident les avocates et avocats du gouvernement dans les processus de négociation entrepris avec les communautés autochtones qui revendiquent certains droits. On pourrait également s’attendre à ce que ces objectifs transparaissent dans les accords ainsi obtenus.

En somme, le rôle des représentantes et représentants du gouvernement dans les litiges concernant les droits autochtones est complexe et nécessite une attention particulière aux obligations professionnelles, à l’intérêt public et aux promesses de réconciliation. Il est essentiel que ces considérations soient prises en compte dans leur stratégie de négociation.

 

Processus de négociation et droits autochtones

La Cour suprême du Canada a déclaré que la Couronne a un devoir légal de négocier de bonne foi pour résoudre les revendications territoriales[8]. Pour se conformer à cette obligation, le gouvernement du Canada utilise son Processus de règlement des revendications territoriales globales. Cependant, ce processus est critiqué pour son manque de transparence et l’absence d’espace pour l’agentivité autochtone dans la gouvernance du programme.

Des exemples de réalisations obtenues via ce processus incluent l’Accord Tlicho (2005)[9] et l’Accord sur les revendications territoriales de la région maritime Eeyou – Cri (2012)[10]. Ces accords ont réglé le sort de vastes étendues de territoire, mais ils ont également été critiqués pour leur nature commerciale, où la nécessité de concessions l’emporte sur les possibilités de discussion.

En outre, une tactique souvent mise de l’avant par les représentantes et représentants du gouvernement consiste à convaincre les communautés visées d’abandonner leurs revendications territoriales en échange d’un rôle dans la gestion des ressources naturelles du territoire. Cependant, les institutions de gestion ainsi créées sont généralement composées d’un nombre égal de représentants du gouvernement et des membres de la Nation, donc sans majorité autochtone[11].

Ainsi, sans directive claire de la Cour suprême du Canada ou d’un processus gouvernemental clairement établi, le résultat final de ces processus de négociation reste ambigu et hautement imprévisible. Il est essentiel que les avocat·es du gouvernement prennent en compte ces défis dans leur stratégie de négociation. Autrement, le processus judiciaire devient la seule issue possible pour avoir un réel accès à de justes reconnaissances.

 

Reconnaissance judiciaire d’un titre ancestral : Un défi pour la justice

La reconnaissance judiciaire des titres ancestraux autochtones est un processus complexe et souvent ardu. La décision Delgamuukw c Colombie-Britannique[12] a originalement établi les bases juridiques pour démontrer la possession d’un titre ancestral. On y souligne notamment que ces droits existent grâce à l’occupation et la souveraineté autochtones, indépendamment de leur reconnaissance coloniale.

La décision Tsilhqot’in Nation c Colombie-Britannique[13] a marqué la première revendication territoriale réussie. En effet, à la suite d’un procès initial de 339 jours et quelque 15 ans d’appels judiciaires, la Nation Tsilhqot’in a finalement obtenu une déclaration de titre ancestral sur une partie du territoire revendiqué. Dans un processus de cette envergure, l’importance d’une approche fonctionnelle et le respect strict du principe de l’Honneur de la Couronne ne devraient faire aucun doute. Et pourtant, il n’est pas rare de lire des juges peu impressionné·es de l’attitude des avocates et avocats du gouvernement[14].

En 2023, les Nuchatlaht ont présenté une revendication devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique. Bien que leur demande initiale ait échoué, ils ont finalement obtenu gain de cause, en 2024, pour environ 5 % de leur territoire initialement revendiqué. Et ce, bien que le concept de propriété de la culture Nuchatlaht correspondait ou dépassait le seuil requis par la common law[15]. Dans ce cas, les difficultés encourues soulignent les défis particuliers des groupes autochtones côtiers à prouver une occupation suffisante du territoire.

 

Chacun à leur façon, ces cas illustrent certaines des nombreuses difficultés qui s’imposent lors d’une reconnaissance judiciaire de titres ancestraux. Cette impasse souligne la nécessité d’une réorientation des politiques gouvernementales, qui permettrait de faciliter la réconciliation autochtone et, du même fait, serait enfin conforme à ce que l’on sait être de l’intérêt public.

 

Conclusion

Cet article met en lumière les obstacles liés à la conciliation des obligations professionnelles propres à la profession juridique des fonctionnaires gouvernementaux avec celles requises par le contexte de réconciliation autochtone. Il est indéniable que les résultats observés jusqu’à maintenant illustrent la nécessité d’une réorientation drastique au sein du gouvernement. C’est autant plus important considérant que l’alternative, la reconnaissance judiciaire d’un droit ou d’un titre ancestral, en plus d’être excessivement coûteuse, en termes de temps et d’investissement financier, est en soi très difficile à obtenir.

Pour aller plus loin, Jurisource.ca propose des dizaines de ressources en lien avec les droits autochtones. En voici quelques-unes :

 


Bibliographie

[1] Voir le résumé de la décision R c Montour, disponible ici.

[2] Alice Woolley et al, Lawyers’ Ethics and Professional Regulation, 4th ed. Markham: LexisNexis Canada, 2021, [Woolley] à la p 482.

[3] Deborah MacNair, “In the Service of the Crown: Are Ethical Obligations Different for Government Counsel?” (2006) 84 Canadian Bar Review 501) https://cbr.cba.org/index.php/cbr/article/view/4038/4031

[4] Ibid, à la p 489.

[5] Ibid, à la p 495.

[6] Gouvernement du Canada. Directive du procureur général du Canada sur les litiges civils mettant en cause les peuples autochtones. En ligne: https://www.justice.gc.ca/eng/csj-sjc/ijr-dja/dclip-dlcpa/litigation-litiges.html [Directive sur les litiges civils].

[7] Gouvernement du Canada, « Mise en œuvre de la Loi sur la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones ». En ligne : https://www.justice.gc.ca/fra/declaration/index.html.

[8] Nation Haïda c Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73 au para 25.

[9] Government of Canada. “Tlicho Agreement (Northwest Territories) (2005)”. General Briefing Note on Canada’s Self-government and Comprehensive Land Claims Policies and the Status of Negotiations. Online:  https://www.rcaanc-cirnac.gc.ca/eng/1373385502190/1542727338550#s2-11

[10] Government of Canada. “Eeyou Marine Region Land Claims Agreement – Cree (Nunavut) (2012)”. General Briefing Note on Canada’s Self-government and Comprehensive Land Claims Policies and the Status of Negotiations. Online:  https://www.rcaanc-cirnac.gc.ca/eng/1373385502190/1542727338550#s2-17

[11] Burelli, T., Chicoine-Wilson, C., & Courtemanche, O. « Repenser la gestion des ressources naturelles avec les sociétés traditionnelles. Leçons des expériences de cogestion canadiennes », Repenser La Propriété, Un Essai De Politique Écologique (2015) Dir Sarah Vanuxem Et Caroline Guibet Lafaye at para 141.

[12] Delgamuukw c Colombie-Britannique, [1997] 3 RCS 1010.

[13] Tsilhqot’in Nation c Colombie-Britannique, 2014 CSC 44.

[14] Voir notamment R c Montour, 2023 QCCS 4154 aux paras 955 à 977.

[15] The Nuchatlaht v British Columbia, 2023 BCSC 804 au para 487.