Délits civils et violence familiale : La Cour suprême s’apprête à statuer sur l’affaire Ahluwalia c Ahluwalia
13 mai 2025
Dans une décision à venir, la Cour suprême du Canada (CSC) devrait se prononcer sur l’affaire Ahluwalia c Ahluwalia, 2025 SCC 41061, qui pourrait modifier la façon dont le droit canadien traite la violence entre partenaires intimes (VPI) dans les litiges relevant du droit de la famille. La question est de savoir si les victimes de violence familiale peuvent demander des dommages-intérêts par le biais d’un délit civil autonome de violence familiale ou si les recours judicaires existants sont suffisants. La décision 2023 de la Cour d’appel de l’Ontario (ONCA) a rejeté la reconnaissance d’un nouveau délit civil tout en affirmant que les délits civils existants, tels que la voie de fait et la batterie, ainsi que l’infliction intentionnelle de détresse émotionnelle, restent disponibles. La CSC va maintenant déterminer si un délit civil indépendant de violence familiale doit être reconnu au Canada.
Contexte factuel
L’affaire porte sur des allégations de violences familiales graves commises au cours d’un mariage, qui ont été formulées dans le cadre d’une procédure de droit de la famille. Le juge de première instance, la juge Renu Mandhane, a pris une mesure audacieuse en reconnaissant un nouveau délit de violence familiale et en accordant à la plaignante des dommages-intérêts importants. La juge Mandhane a estimé que les recours judicaires existants ne permettaient pas de prendre en compte de manière adéquate le préjudice continu et cumulatif subi par les survivants d’un contrôle coercitif et d’abus prolongés[1]. Cette décision a été considérée comme révolutionnaire, marquant un changement potentiel dans la manière dont les tribunaux traitent la VPI dans le cadre du droit de la famille.
Cependant, l’ONCA a annulé cette décision, déclarant qu’un nouveau délit n’était pas nécessaire car les survivants ont déjà des recours grâce à des délits établis tels que la voie de fait, la batterie, et l’infliction intentionnelle de détresse émotionnelle[2]. La cour d’appel craignait que l’introduction d’un nouveau délit civil ne complique les procédures de droit de la famille, qui visent à résoudre les litiges de manière efficace, souvent avec des plaideurs non représentés par un avocat[3].
Questions en jeu
La principale question posée à la Cour suprême en appel est de savoir si les tribunaux doivent ou non reconnaître le nouveau délit de violence familiale. Les partisans de cette reconnaissance soutiennent que le droit actuel de la responsabilité civile ne permet pas de saisir pleinement la nature unique de la VPI, en particulier le contrôle coercitif, qui n’est pas toujours reconnu dans le cadre des doctrines juridiques existantes[4]. Les détracteurs, quant à eux, craignent qu’un nouveau délit civil n’introduise une complexité inutile dans les procédures de droit de la famille et n’allonge potentiellement la durée des litiges, ce qui rendrait plus difficile pour les survivants d’obtenir une réparation rapide et pour les plaideurs non représentés par un avocat de s’y retrouver dans un système déjà complexe[5].
La question de savoir comment la loi équilibrera l’accès à la justice et la nécessité d’une réparation complète est implicite dans cette enquête. Le raisonnement de l’ONCA met en évidence les préoccupations concernant la complication excessive des affaires de droit de la famille. Toutefois, cette préoccupation doit être mise en balance avec la nécessité d’une reconnaissance juridique adéquate des préjudices cumulés subis par les survivants de la VPI. Notamment, aucune disposition du Code criminel ne traite du contrôle coercitif. Le tribunal de première instance a saisi une occasion unique d’aborder les méfaits du contrôle coercitif par le biais du droit de la famille. Comme le note Koshan et Sowter, le contrôle coercitif se concentre sur les schémas plutôt que sur les incidents discrets d’abus, et sur l’impact sur l’autonomie de la survivante plutôt que sur les blessures physiques[6]. Bien que le droit canadien reconnaisse généralement que la VPI est pertinente pour les questions de droit de la famille telles que les ordonnances parentales et de protection, le Family Law Act de l’Alberta et de nombreuses lois provinciales et territoriales sur la violence familiale ne traitent pas de la VPI dans le contexte du contrôle coercitif.
Enfin, les questions soumises à la Cour suprême soulèvent la question de savoir si la reconnaissance du délit de violence familiale est susceptible de favoriser la responsabilisation. Les défenseurs de cette cause estiment qu’en l’absence d’un délit spécifique pour la violence familiale, le droit de la responsabilité civile est mal équipé pour fournir une réparation suffisante des préjudices résultant de la VPI[7]. Les poursuites contre les agresseurs ont traditionnellement été rares et limitées aux délits intentionnels[8]. En outre, le droit de la responsabilité civile est en constante évolution et a récemment été étendu pour reconnaître des délits tels que le harcèlement et la distribution non consensuelle d’images intimes[9]. Un délit civil autonome pourrait permettre aux survivants de demander plus facilement des dommages et intérêts pour la VPI sans avoir à enfermer leurs expériences dans des catégories juridiques existantes qui ne reflètent peut-être pas entièrement leurs réalités vécues.
Impacts potentiels de la décision de la CSC
Si la CSC confirme la reconnaissance d’un nouveau délit civil, les survivants de la VPI pourraient disposer d’une voie juridique plus claire pour demander des dommages-intérêts au- delà de ce qui est actuellement disponible en droit de la famille. Cela pourrait valider les expériences des survivants et reconnaître le préjudice à long terme du contrôle coercitif et des abus prolongés.
Inversement, si la CSC rejette le nouveau délit civil, les survivants devront continuer à s’appuyer sur les délits civils et les mécanismes du droit de la famille existants. Cela pourrait renforcer les craintes que le système judiciaire ne reconnaisse pas pleinement la nature omniprésente et continue de la VPI.
Perspectives d’avenir
La décision de la CSC dans Ahluwalia fera date dans la manière dont le système juridique aborde la VPI dans le contexte du droit de la famille. Si la Cour reconnaît le délit de violence familiale, elle marquera un changement important dans la jurisprudence canadienne, ce qui pourrait conduire à des réponses législatives et à des réformes spécifiques au contrôle coercitif. Dans le cas contraire, les survivants de la VPI continueront d’être mal soutenus par le système juridique dans leurs démarches pour obtenir réparation des préjudices qu’ils ont subis.
L’annulation d’un délit lié à la violence familiale soulève également des questions quant aux raisons pour lesquelles certains types de préjudices jugés dignes de protection juridique excluent un recours expressément conçu pour atténuer les conséquences économiques de la violence fondée sur le genre[10].
Quelle que soit l’issue de cette affaire, elle met en évidence la nécessité permanente de veiller à ce que le système juridique prenne effectivement en compte les réalités de la VPI. Qu’il s’agisse de nouvelles doctrines juridiques, de réformes législatives ou d’un meilleur accès aux recours existants, le débat sur la VPI et le droit est loin d’être clos.
Ce texte s’inscrit dans un projet académique où les étudiants et étudiantes ont eu l’opportunité
de soumettre leurs articles de blogue pour publication sur Jurisource.ca.
[1] Ahluwalia v Ahluwalia, [2022] 1303 CanLII (ONSC), para 48.
[2] Ahluwalia v Ahluwalia, [2023] 476 CanLII (ONCA), paras 91-93.
[3] Ibid para 102.
[4] Ahluwalia v Ahluwalia, Factum of the Intervener, Women’s Legal Education and Action Fund Inc., 2025, 41061 (Memoire) (SCC), para 18.
[5] Ahluwalia v Ahluwalia, Factum of the Respondent, 2025, 41061 (Memoire) (SCC), paras 137-148.
[6] Jennifer Koshan et Deanne Sowter, « Torts and Family Violence: Ahluwalia v Ahluwalia » (15 septembre 2023), en ligne : ABlawg <https://ablawg.ca/2023/09/15/torts-and-family-violence-ahluwalia-v-ahluwalia/>.
[7] Ahluwalia v Ahluwalia, Factum of the Appellant, 2025, 40161 (Memoire) (SCC), para 40.
[8] Jennifer Koshan & Deanne Sowter, supra note 6.
[9] Ibid.
[10] Ibid.