Garde d’enfants et frontières mouvantes : regards critiques sur l’arrêt Dunmore c Mehralian, 2025 CSC 2

Garde d’enfants et frontières mouvantes : regards critiques sur l’arrêt Dunmore c Mehralian, 2025 CSC 2

Introduction

Les séparations transnationales impliquant des enfants soulèvent d’importantes questions juridiques. Lorsque les parents vivent sur différents continents, déterminer quelle juridiction a pour statuer sur la garde de l’enfant devient un enjeu à la fois juridique, émotionnel et stratégique. Dans un tel contexte, la notion de « résidence habituelle » acquiert une importance capitale.

La Cour suprême du Canada (CSC) a récemment rendu une décision attendue dans Dunmore c Mehralian, 2025 CSC 20[1], venant clarifier l’interprétation de « résidence habituelle » au sens de l’alinéa 22(1)(a) de la Loi portant réforme du droit de l’enfance (LRDE)[2] de l’Ontario. La Cour adopte une lecture objectiviste et factuelle de la résidence habituelle, rompant avec l’approche mixte de la décision Bureau de l’avocat des enfants c Balev, 2018 CSC 16[3].

Ce jugement soulève plusieurs questions : cette interprétation protège-t-elle mieux l’enfant ? Évite-t-elle les détournements tactiques par l’un des parents ? Et dans quelle mesure respecte-t-elle l’esprit du paragraphe 22(3) de la LRDE, qui interdit les déplacements unilatéraux d’un enfant pendant un litige parental ?

 

Problématique : compétence, et intérêt supérieur

La question centrale posée dans Dunmore était la suivante : les tribunaux ontariens pouvaient-ils se déclarer compétents pour trancher la garde d’un enfant né au Canada, de parents ayant vécu ensemble dans plusieurs pays, et dont le père réside actuellement à Oman?

L’enjeu dépassait le seul critère géographique : il s’agissait de savoir si un parent pouvait unilatéralement cristalliser la résidence d’un enfant dans une province pour déclencher une compétence juridictionnelle.

 

Le cadre normatif : la LRDE sous tension

La LRDE prévoit à l’alinéa 22(1)(a) que les tribunaux ontariens peuvent rendre une ordonnance parentale que si « l’enfant a sa résidence habituelle en Ontario à l’introduction de la requête »[4]. Le paragraphe 22(3) interdit de modifier unilatéralement cette résidence pendant un litige familial[5].

Avant Dunmore, la CSC avait adopté dans Balev une méthode hybride : la résidence s’appréciait en fonction de la réalité factuelle de l’enfant et de l’intention parentale conjointe[6]. Cette méthode visait à harmoniser l’analyse avec l’article 3 de la Convention de La Haye sur les enlèvements internationaux d’enfants[7]. Or, cette souplesse laissait place à des incertitudes, notamment en contexte de rupture conjugale tendue.

 

Faits et historique procédurale

Dunmore et Mme Mehralian, après avoir vécu dans plusieurs pays, séjournent en Ontario à partir de mars 2020, initialement pour des raisons familiales et professionnelles. La pandémie de COVID-19 les incite à prolonger leur séjour. Leur enfant naît en Ontario en décembre 2020. En mai 2021, la police est intervenue à la suite d’une allégation de violence conjugale et les parties se sont séparées. Le père retourne à Oman et saisit les tribunaux locaux. Quant à la mère, elle engage une procédure de divorce et de garde en Ontario. Elle allègue notamment un contexte de violence conjugale.

La Cour supérieure et la Cour d’appel de l’Ontario, s’appuyant sur la preuve factuelle (emploi, logement, intention exprimée de rester), concluent que l’enfant est habituellement résident en Ontario.

 

Les motifs majoritaires : recentrage sur l’enfant

La majorité, sous la plume de la juge Martin, opte pour une lecture résolument factuelle du concept de résidence habituelle. Elle rejette l’approche hybride de Balev, jugée inadaptée au contexte statutaire de la LRDE[8].

Selon la CSC, la résidence habituelle s’entend du lieu où l’enfant est véritablement « chez lui » : citoyenneté, entourage social et familial sont les critères centraux[9]. L’intention des parents ne constitue qu’un élément contextuel. La juge Martin soutient qu’une analyse fondée sur l’expérience de l’enfant permet de mettre son intérêt supérieur au centre du raisonnement[10].

La décision reflète aussi une volonté d’éviter les litiges dilatoires ou la multiplication des expertises sur la volonté parentale, surtout en contexte de violence.

 

La dissidence : prévenir les déplacements stratégiques

La juge Côté, dissidente, critique cette approche unilatérale. Elle insiste sur le fait que la LRDE, notamment au paragraphe 22(3), protège contre les déplacements unilatéraux de l’enfant en cas de litige. Elle craint que cette interprétation permette à un parent d’instaurer une résidence de facto, contournant le processus légal[11].

Selon elle, une intention parentale conjointe, clairement exprimée avant la rupture, devrait prévaloir. Elle voit dans l’approche de la majorité un risque de parental, ce que la LRDE voulait justement prévenir[12].

 

Réflexion critique : avancée ou point de rupture ?

La décision Dunmore fait œuvre de justice moderne en intégrant une approche tenant compte des traumatismes (trauma-informed approach) puisqu’elle refuse de fonder la compétence uniquement sur l’intention parentale conjointe dans un contexte où la violence familiale est alléguée, ce qui pourrait biaiser ou invalider cette intention. Cette orientation est conforme à des travaux récents, soulignant que le système judiciaire doit adapter ses méthodes d’évaluation de la crédibilité aux impacts cognitifs et émotionnels du traumatisme[13].

Toutefois, un rapport du ministère de la Justice explique que certains tribunaux canadiens reconnaissent deux approches distinctes selon le contexte : l’approche hybride (intention et faits) en vertu de la Convention de La Haye, et une définition statutaire stricte hors champ de la Convention, ce qui peut conduire à une fragmentation du régime canadien selon le type de litige devant le tribunal[14].

 

Conclusion

En tranchant dans Dunmore, la CSC a opéré un recentrage salutaire sur les besoins réels de l’enfant, tout en tranchant une question juridique sensible. Si cette décision permet aux tribunaux de travailler plus efficacement, elle appelle aussi à une vigilance constante : le droit de la famille ne peut se réduire à une mécanique factuelle.

L’équilibre entre protection de l’enfant, respect de la volonté parentale et cohérence normative reste fragile. Le législateur ontarien pourrait tirer profit de cette décision pour moderniser la LRDE et mieux l’harmoniser avec les standards internationaux.

Pour approfondir vos connaissances, consultez ces deux ressources :

  1. Rapport confidentiel de dépistage en vue de l’arbitrage familial (Modèle d’acte)
  2. Comprendre la violence familiale dans des communautés diverses : ce que les spécialistes en la matière pensent que les conseillers et les conseillères juridiques en droit de la famille doivent savoir (Rapport)

 


[1] Dunmore c Mehralian, 2025 CSC 20 [Dunmore].

[2]  LRO 1990, c. C 12, partie III, al 22(1)(a).

[3] Bureau de l’avocat des enfants c Balev, 2018 CSC 16.

[4] Supra note 2.

[5] Ibid.

[6] Supra note 3 aux para 43 à 48.

[7] Convention sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants, 25 octobre 1980, 1343 RTNU 89, art 3.

[8] Supra note 1 au para 49.

[9] Ibid aux para 71 à 72.

[10] Ibid au para 59.

[11] Ibid aux para 98 et 130.

[12] Ibid aux para 118 à 123.

[13] Thor Paulson et al, Toward a Trauma-Informed Approach to Evidence Law – Witness Credibility and Reliability, 2023 101-3 Canadian Bar Review 496, 2023 CanLIIDocs 3050, à la p 527.

[14] James G. McLeod, The Meaning of “Ordinary Residence” and “Habitual Residence” in the Common Law Provinces in a Family Law Context, ministère de la Justice Canada (sept. 2006), à la section 3(a).