Si internet n’a pas de frontières, certaines injonctions des tribunaux canadiens non plus !
Aperçu
En date du 28 juin 2017, la Cour suprême du Canada (sept juges contre deux) a rendu un jugement dans l’affaire Google Inc c Equustek Solutions Inc qui confère aux tribunaux canadiens le pouvoir d’octroyer une injonction interlocutoire de portée mondiale à l’égard d’un tiers. Cette décision produira sûrement des effets importants dans le monde numérique.
Contexte
Equustek Solutions Inc. (« Equustek ») fabrique des dispositifs de réseautage. Ce dernier a intenté une action le 12 avril 2011 contre Datalink Technology Gateways Inc. (« Datalink »), l’un de ses distributeurs, pour contrefaçon de ses produits. Equustek a obtenu des injonctions ordonnant à Datalink de cesser toute activité répréhensible mais celle-ci n’a pas respecté les injonctions du tribunal et a même quitté la province. Les injonctions Mareva ayant pour effet de geler l’actif global de Datalink, son inventaire complet de produits et d’interdire l’utilisation des catégories de propriété intellectuelle ont été imposées sans succès. En septembre 2012, Equustek obtient une injonction contre Google lui intimant de retirer les sites Web de Datalink sur son moteur de recherche Google.ca, ce qui fut fait en partie. Malgré ces mesures judiciaires, Datalink continuait de vendre les produits sur Internet et de satisfaire ses clients qui pouvaient accéder à ses pages Web sur Google en utilisant l’URL spécifique dans un autre pays. Equustek a obtenu finalement de la Cour suprême de la Colombie-Britannique une injonction interlocutoire de portée extraterritoriale en ces termes :
[Traduction] Dans les 14 jours suivant la date de la présente ordonnance, Google Inc. cessera le listage et le référencement des sites Web [de Datalink], y compris l’ensemble des souspages et des sousrépertoires des sites Web énumérés, dans les résultats de ses moteurs de recherche sur Internet, et ce, jusqu’à l’issue du procès relativement à la présente action ou jusqu’à nouvelle ordonnance de la cour. [Italiques ajoutés][1].
En opposition, Google a présenté en vain les trois arguments suivants : le fait d’être une tierce partie, l’inefficacité de l’injonction ainsi que la violation de la liberté d’expression. La majorité répond que le préjudice irréparable était facilité par le moteur de recherche de Google et que pour protéger Equustek il fallait empêcher aux clients d’accéder aux sites Web de Datalink sur tous les sites de Google qui contrôle plus de 70 % du marché des recherches sur Internet. L’appel interjeté par Google a été rejeté par la Cour d’appel de la Colombie Britannique et la Cour suprême du Canada a confirmé l’injonction interlocutoire contre Google.
Analyse de la Cour suprême du Canada
Selon la majorité
Sous la plume de la juge Abella, la majorité (7/2) fait observer la compétence des tribunaux en equity d’accorder des injonctions, leurs pouvoirs discrétionnaires et la déférence dans l’émission d’injonctions.
La juge Abella confirme le test établi dans MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311, visant une injonction interlocutoire. Ce test en trois phases permet d’évaluer s’il y a (i) une question grave à examiner, (ii) si le demandeur subirait un préjudice irréparable faute d’injonction et (iii) si le problème de la prépondérance des inconvénients est favorable à l’émission de l’injonction. La majorité a conclu que le test était satisfait et a rejeté l’argument de Google qui a contesté la délivrance d’une injonction interlocutoire contre lui en tant que tiers. Elle a précisé qu’une injonction interlocutoire de portée mondiale pouvait être décernée contre un tiers si cela est juste et équitable. Elle a établi une analogie avec les injonctions de Norwich, qui obligent un tiers à divulguer des informations, et les injonctions de Mareva, qui gèlent les actifs détenus par un tiers si ceux-ci facilitent le préjudice. Elle a soutenu que cette injonction était juste car en ne « délistant » pas les sites Web de Datalink, Google a facilité le préjudice irréparable contre Equustek étant donné que les ventes de Datalink se produisaient à travers des sites Internet qu’il héberge.
Par ailleurs, Google a contesté l’effet extraterritorial de l’injonction voulant que celle-ci se limite à Google.ca. Elle n’a toutefois pas remis en question la compétence personnelle et territoriale des tribunaux de la Colombie-Britannique étant donné qu’il exerce des activités dans cette province. La majorité a rejeté ces arguments et a conclu que, pour des raisons de nécessité et d’efficacité, un tribunal peut accorder une injonction de portée mondiale. Elle s’est exprimée ainsi :
[41] …L’Internet n’a pas de frontières — son habitat naturel est mondial. La seule façon de s’assurer que l’injonction interlocutoire atteint son objectif est de la faire appliquer là où Google exerce ses activités, c’est à dire mondialement[2].
La juge Abella a fait observer que la prépondérance des inconvénients est favorable à l’injonction parce que Google n’a pas invoqué d’inconvénients en termes de coûts, mais aussi parce que le préjudice contre Google est faible par rapport à celui subi par Equustek. Google a déjà eu à supprimer sans problème des résultats de recherche liés à la pornographie juvénile, aux discours haineux, etc.
Pour ce qui est du point théorique sur la courtoisie internationale et la liberté d’expression, la majorité a estimé que les valeurs fondamentales ne sont pas en cause et que la liberté d’expression n’encourage pas une activité illégale en ligne. Elle a ajouté que Google a la possibilité de demander la modification de l’injonction s’il est prouvé qu’elle viole les lois d’un autre ressort.
Au sujet du statut permanent de l’injonction, la majorité a répondu qu’il est possible de demander la modification de l’injonction si elle devient excessive.
Selon la dissidence
Les juges Côté et Rowe (2/9) ont qualifié l’injonction interlocutoire de permanente puisqu’elle constitue une décision définitive à l’encontre d’un tiers innocent. Ils ont mentionné que l’injonction contre Google produit plus de réparation à Equustek qu’il ne l’a sollicité dans ses réclamations antérieures alors que la contrefaçon contre Datalink n’a pas encore été établie. Ils ont soutenu que le test pour une injonction interlocutoire n’a pas été satisfait car un examen approfondi sur le fond de l’affaire n’a pas été fait. Il en est de même pour le test relatif à l’injonction permanente car une partie doit établir que : (i) des droits lui sont reconnus, (ii) des dommages intérêts ne constituent pas une réparation adéquate et (iii) rien n’empêche le tribunal d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’accorder une injonction[3]. Selon la dissidence ces critères n’ont pas clairement été démontrés. Ils ont évoqué le fardeau excessif de l’injonction visant Google qui nécessite une surveillance judiciaire, ce qui penche vers l’inefficacité à atténuer les préjudices subis par Equustek. Ils ont mentionné d’autres recours plus appropriés et disponibles pour Equustek étant donné que Datalink pourrait utiliser d’autres moteurs de recherche. Par exemple, Equustek aurait pu s’adresser aux tribunaux français pour le gel des actifs de Datalink au lieu de réclamer une injonction contre Google.
Selon la dissidence, un tribunal pourrait refuser la délivrance d’une injonction interlocutoire contre un tiers si l’ordre est largement inefficace, qu’il impose un lourd fardeau au tiers ou qu’il existe des recours alternatifs.
Répercussions de la décision
La Cour suprême du Canada a confirmé l’injonction interlocutoire contre un tiers étranger qui peut avoir une portée internationale si cela s’avère nécessaire.
La décision de la Cour suprême du Canada démontre qu’Internet est un espace qui n’est pas à l’abri de mesures judiciaires peu importe sa dimension globale. Elle s’inscrit dans une évolution du courant jurisprudentiel sur les injonctions en générale et plus particulièrement envers les tiers dans le domaine numérique. Dans le contexte numérique, dans Barrick Gold Corp c Lopehandia (2004), 71 OR (3d) 416 (CA), la Cour d’appel de l’Ontario a accordé une injonction permanente contre un résident défendeur de la Colombie-Britannique lui ordonnant d’interrompre l’envoi de matériel diffamatoire sur Internet[4]. Les décisions Norwich et Mareva ont quant à elles ouvert la brèche sur les injonctions contre les tiers en dehors du contexte numérique. Dans Google Inc c Equustek Solutions Inc, la Cour suprême du Canada fait un bond en avant en confirmant l’injonction contre une tierce partie étrangère qui héberge sur son moteur de recherche des activités illégales préjudiciables au demandeur.
En ce qui concerne l’effet de l’injonction interlocutoire sur la courtoisie internationale et la liberté d’expression, cette décision donne néanmoins une piste considérable à explorer aux victimes de diffamation et d’atteintes à leur propriété intellectuelle et à leur vie privée. Toutefois, comme l’a mentionné la Cour, il faudra s’assurer de la compétence du tribunal à l’égard du tiers, dans le cas contraire, on peut toujours demander l’exécution de l’injonction auprès d’une autre juridiction.
[1] Google Inc. c Equustek Solutions Inc, 2017 CSC 34, au para 17.
[2] Ibid au para 41.
[3] Ibid au para 66.
[4] Jeff Berryman, « Injunctions Contra Mundum: The Ultimate Weapon in Containment » (2014) 26 Intellectual Property Journal 287, à la p 9.
Biographie
Liliane est une passionnée du droit. Elle a obtenu un diplôme de droit, Juris Doctor en common law du programme français de l’Université d’Ottawa ainsi qu’un diplôme en droit civil de l’Université Protestante du Congo. Elle est actuellement stagiaire dans le cadre du Programme de pratique de droit à Ottawa.
À NOTER : Cet article de blogue était originalement publié sur le site de Juriblogue.ca.
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