Histoire de la population noire canadienne : 7 décisions marquantes

Histoire de la population noire canadienne : 7 décisions marquantes

Le 14 décembre 1994, Jean Augustine, première députée fédérale noire, propose une motion visant à reconnaître le mois de février comme étant le Mois de l’histoire des Noirs. La motion est adoptée à l’unanimité par la Chambre des communes[1].  Toutefois, rappelons que le corps législatif canadien est composé de deux chambres :  la Chambre des communes et le Sénat.

Or, ce n’est que treize ans plus tard, soit le 8 février 2008, qu’une motion à cet effet est présentée au Sénat, par Donald Olivier, premier homme noir nommé sénateur. La motion est finalement adoptée le 4 mars 2008[2], affirmant ainsi « l’importante contribution de la population noire canadienne à l’établissement, à la croissance et à l’essor du Canada, de la diversité de la communauté noire au Canada et de son importance dans l’histoire du pays »[3].

Dès lors, le Mois de l’histoire des noirs est souligné annuellement en février. En cette occasion, nous vous présentons sept décisions qui ont marqué l’histoire de la population noire canadienne.

 

 Vous pouvez cliquer sur les intitulés pour accéder aux décisions.

 1. Christie v The York Corporation, [1940] SCR 139

Le 11 juillet 1936, Jean Christie se rend à la Taverne York, un établissement montréalais qu’il avait l’habitude de fréquenter[4]. Or, cette journée-là, les employés refusent de le servir, car leur employeur leur a donné une nouvelle directive les empêchant de servir les personnes « de couleur ». À la suite de cet évènement, M. Christie intente un recours en dommages-intérêts pour l’humiliation publique qu’il a subie.

Selon la Cour suprême du Canada, puisque l’affaire n’est régie par aucune loi spécifique, c’est le principe général de la « liberté du commerce » qui s’applique. Les propriétaires de commerces sont libres de servir, ou de refuser de servir, les personnes de leur choix. Les propriétaires peuvent aussi, à leur gré, établir toutes règles non contraires aux bonnes mœurs et à l’ordre public. Suivant ce principe, la Cour suprême soutient également que si M. Christie s’est fait remarquer c’est parce qu’il a insisté à être servi, ce qui, selon elle, n’est pas justifié[5].

Faisant autorité, les principes de l’arrêt Christie sont appliqués pendant plusieurs années par les tribunaux. Par exemple, dans Rogers v Clarence Hotel[6], on refuse de servir un homme de Vancouver dans un bar qu’il visitait fréquemment, uniquement en raison de sa « race et de sa couleur ». La Cour d’appel de la Colombie-Britannique estime que le refus est contraire à l’éthique et aux bonnes mœurs, mais se sent liée par l’arrêt Christie, et n’accorde pas de dommages-intérêts.

Dans ce contexte, le droit canadien n’empêchait pas la discrimination. Cela est maintenant expressément interdit par les différentes lois sur les droits de la personne en vigueur à travers le Canada.

2. The King v Desmond, 1947 CanLII 571 (NS CA)

Dans cette décision, la Cour refuse d’annuler la condamnation de Viola Desmond, pourtant obtenue dans des circonstances révoltantes.

En effet, en novembre 1946, Viola Desmond se rend au Roseland Theatre, situé à Halifax, pour visionner un film. Elle demande à la caissière un billet pour le parterre. En se dirigeant vers le rez-de-chaussée de la salle, un autre employé l’arrête et lui dit que son billet est pour l’étage supérieur, et que c’est là qu’elle doit aller. Pensant qu’il y a une erreur, elle retourne voir la caissière et demande à nouveau un billet pour le parterre. Celle-ci répond : « I’m sorry but I’m not permitted to sell downstairs tickets to you people »[7]. Viola Desmond est une femme noire.

Elle décide de s’installer sur un siège situé sur le parterre et refuse de se déplacer malgré les demandes des employés de quitter. Un policier blanc intervient, la prend par les épaules et l’amène à l’extérieur de la salle. Viola Desmond est arrêtée et passe la nuit dans une cellule entourée d’hommes[8]. Le lendemain, on l’amène devant un juge, qui la déclare coupable d’avoir omis de payer les taxes relatives à un billet de parterre. Le procès est bref, et Mme Desmond n’est pas informée de son droit à un avocat. Elle paye l’intégralité de l’amende qui lui est imposée le jour même[9].

Plus de soixante ans plus tard, Viola Desmond reçoit finalement un pardon absolu de la lieutenante-gouverneure de la Nouvelle-Écosse, en 2010. Puis, en 2021, la Nouvelle-Écosse rembourse à sa sœur les frais de justice et l’amende payée par Viola Desmond.

3. King v Barclay, 1960 CanLII 702 (AB KB)

Ted King est mis au courant que le Barclay’s Motel à Calgary n’accepte pas les personnes « de couleur ». Il se rend à l’établissement pour confirmer l’existence d’une telle politique. Une fois arrivé, on refuse effectivement de lui louer une chambre. Il informe alors les médias locaux de cette politique raciste et intente un recours.

Son argumentation est fondée sur le Innkeepers Act qui prévoit que les « auberges » sont obligées de servir n’importe quel « voyageur ». En interprétant le texte législatif, le juge de première instance conclut que M. King n’est pas un « voyageur », puisqu’il habite à Calgary; et que cet établissement n’est pas une « auberge » puisqu’ils n’offrent pas de nourriture, comme le prévoit le Innkeepers Act. En l’absence d’un texte législatif applicable, l’arrêt Christie s’applique : les propriétaires de commerces sont libres de servir les personnes de leur choix.

Le recours est donc rejeté et le juge ajoute qu’il n’apprécie pas la façon dont l’affaire est publiée dans les médias. L’appel de cette décision est aussi rejeté[10], et Ted King reçoit un autre sermon de la part des juges critiquant sa tentative d’utiliser les tribunaux pour provoquer un changement social[11].

Cela étant, peu de temps après la décision, l’Assemblée législative de l’Alberta modifie le Innkeepers Act afin d’enlever le critère de « nourriture », de façon à obliger les auberges à servir tous les voyageurs, même les voyageurs noirs[12]. M. King a donc atteint son objectif d’attirer l’attention et d’obtenir une certaine forme de protection juridique contre la discrimination.

4. R c S. (R.D.), [1997] 3 RCS 484

Un policier arrête RDS, un jeune noir de quinze ans. Selon le policier, alors qu’il procédait à l’arrestation de son cousin, RDS a foncé sur lui avec son vélo pour tenter de l’aider à s’échapper. RDS soutient, quant à lui, qu’il s’est simplement approché pour parler avec son cousin et lui demander s’il voulait que sa mère soit informée de l’arrestation. Aucune autre personne n’est témoin de l’évènement.

Le jour du procès, une situation inhabituelle, pour cette époque, survient. Les personnes présentes sont majoritairement issues de la communauté afro-néo-écossaise. En effet, RDS, son avocat (Rocky Jones), la juge du tribunal pour adolescents et le greffier, proviennent de cette communauté[13].

Après avoir apprécié les témoignages contradictoires du policier et de RDS, et sur la base des éléments de preuve, la juge arrive à la conclusion que RDS doit être acquitté. Cependant, le ministère public fait appel de cette décision en raison de remarques formulées par la juge qui, à son avis, susciteraient une crainte raisonnable de partialité :

« Je ne dis pas que l’agent a induit la Cour en erreur, bien que des policiers soient connus pour avoir agi de la sorte dans le passé. Je ne dis pas non plus que l’agent a réagi de manière excessive, mais il est certain que les agents de police réagissent de manière excessive, en particulier lorsqu’ils ont affaire à des groupes non blancs. Pour moi, cela indique un état d’esprit douteux » [Traduction][14].

Le policier rapporte aussi publiquement les propos de la juge, suggérant qu’elle a agi avec des préjugés raciaux à l’encontre d’un policier blanc[15].

Cela dit, les juges de la Cour suprême du Canada estiment qu’il n’y a pas eu d’impartialité ou d’apparence d’impartialité, notamment parce que la juge a pesé deux témoignages contradictoires et qu’elle a appliqué la règle fondamentale de la preuve hors de tout doute raisonnable.

Cette décision est aujourd’hui un arrêt phare concernant le test applicable à la crainte raisonnable de partialité. Ce qui est tout de même ironique considérant que, généralement, ce sont les communautés racisées qui sont traitées de manière négative et qui auraient intérêt à soulever une crainte raisonnable de partialité.

5. R v Anderson, 2021 NSCA 62

Anderson est reconnu coupable d’infractions relatives aux armes à feu. Afin de déterminer sa peine, la juge prend en compte une Évaluation de l’incidence de l’origine ethnique et culturelle (EIOEC). Les EIOEC sont des rapports présentenciels qui informent les juges du passé et de la situation de chaque personne, et des désavantages et du racisme systémique auxquels font face les Noirs et les autres communautés racisées.

La Couronne interjette appel, mais ne demande pas à la Cour d’appel d’examiner la peine imposée. Les intervenants et la Couronne souhaitent obtenir des directives sur la détermination de la peine pour les personnes d’origine afro-néo-écossaise.

La Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse confirme que la détermination de la peine est un processus individualisé, et que les EIOEC sont des sources essentielles de preuves. Elle souligne la nécessité de considérer l’incidence des facteurs contextuels et systémiques sur les circonstances de l’infraction et sur la personne d’origine afro-néo-écossaise, notamment : les privations sociales et économiques, les désavantages historiques, les opportunités réduites ou inexistantes et les options restreintes.

Cette décision est un pas en avant dans la lutte contre le racisme systémique. Pour plus de détails, consultez notre résumé :  R v Anderson, 2021 NSCA 62 (Résumé).

6. R v Morris, 2021 ONCA 680

À la suite d’une introduction par infraction qui a eu lieu à proximité d’où il se trouve, Kevin Morris, est arrêté, poursuivi et blessé par des policiers. Toutefois, aucune preuve ne permet de l’incriminer de ce crime, ou les autres jeunes hommes noirs en sa compagnie – outre le fait qu’ils sont noirs.  Cela étant, M. Morris est ensuite accusé et reconnu coupable de quatre infractions en lien avec la possession d’une arme à feu non autorisée qui se trouvait dans sa veste. La Couronne suggère une peine d’emprisonnement de 4 à 4,5 ans[16].

Le juge de première instance examine le racisme systémique anti-Noirs qui façonne le contexte social de M. Morris, à l’aide de rapports soumis par la défense. Il le condamne à une peine d’emprisonnement de 15 mois suivie d’une probation de 18 mois. Toutefois, considérant les déductions en raison de la violation de la Charte par les policiers et de la période de détention préventive, cela correspond à une seule journée supplémentaire d’emprisonnement, suivi de la probation. La Couronne soutient que la peine est manifestement inadéquate.

La Cour d’appel de l’Ontario estime que le racisme anti-Noirs doit être pris en compte dans le processus de détermination de la peine par les tribunaux. Elle se penche sur la façon que cela doit être fait et fournit un résumé de ses principales conclusions au paragraphe 13 de la décision.

L’expérience de M. Morris en matière de racisme anti-Noirs a joué un rôle dans le développement de sa forte crainte pour sa sécurité personnelle dans sa communauté. Cette crainte sincère constitue une explication atténuante de la possession de l’arme, mais ne diminue pas la gravité du crime qu’il a commis.

Pour en savoir plus sur la pertinence du racisme anti-Noirs dans le processus de détermination de la peine, consultez notre résumé : R v Morris, 2021 ONCA 680 (Résumé).

7. Luamba c Procureur général du Québec, 2022 QCCS 3866

Joseph-Christopher Luamba est un étudiant d’origine haïtienne dans la jeune vingtaine. Au cours d’une même année, le véhicule qu’il conduit est immobilisé par des policiers à trois reprises, sans motif de reproche. Chaque fois, on lui demande de s’identifier et, après vérification, on le libère sans lui donner de contravention. Plusieurs autres personnes noires témoignent avoir été interceptées dans des circonstances semblables.

Luamba demande à la Cour de déclarer invalides et inopérantes la règle de common law et la disposition législative du Québec qui permettent aux policiers d’effectuer des interceptions routières sans motif réel.

En 1990, la Cour suprême du Canada a confirmé la validé du pouvoir des policiers d’intercepter au hasard des véhicules, dans l’arrêt R c Ladouceur[17]. Cependant, la Cour supérieure du Québec reconnaît qu’il y a un profilage racial exercé à l’endroit des personnes racisées noires, mais que ce fait social n’était pas encore suffisamment connu pour que la Cour suprême s’y arrête à l’époque. Il y a également des questions de droit qui n’ont pas été abordées par la Cour suprême dans R c Ladouceur : elle ne s’est pas penchée sur l’application de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés; et les faits de l’affaire se sont déroulés en 1983, alors que le paragraphe 15(1) de la Charte n’est entré en vigueur qu’en avril 1985.

Ainsi, la Cour supérieure du Québec considère qu’il est possible de rouvrir le débat sur la légalité des interceptions au hasard. Elle conclut que cela viole les droits garantis par les articles 7, 9 et 15(1) de la Charte, et que cette atteinte n’est pas justifiée dans le cadre d’une société libre et démocratique.

La décision est portée en appel. Restons attentifs aux prochains développements!

La lecture de ces décisions nous permet de percevoir que le racisme systémique est un problème persistant au Canada. Encore aujourd’hui, le racisme et la discrimination font partie du quotidien de beaucoup de personnes vivant au Canada. Il est donc important de continuer à s’instruire et à dénoncer les inégalités.

 

Ces autres ressources sont également pertinentes :

 


[1] La population noire canadienne, 17670, Débats (Hansard), 14 décembre 1994

[2] Motion visant à reconnaître les contributions de la population noire canadienne et le mois de février comme le Mois de l’histoire des Noirs, Débats du Sénat (Hansard), 2e Session, 39e Législature, Volume 144 : Numéro 33, 14 février 2008; Numéro 35, 26 février 2008; Numéro 36, 27 février 2008; Numéro 38, 4 mars 2008

[3] Ibid, Numéro 38, 4 mars 2008

[4] ERIC M. ADAMS, « Errors of Fact and Law: Race, Space, and Hockey in Christie v. York », The African Canadian Legal Odyssey, University of Toronto Press, 2012, aux pp 339, 340

[5] Christie v The York Corporation, [1940] S.C.R. 139, à la p 141

[6] 1940 CanLII 247 (BC CA)

[7] CONSTANCE BACKHOUSE, « “Bitterly Disappointed” at the Spread of “Colour-Bar Tactics”: Viola Desmond’s Challenge to Racial Segregation, Nova Scotia, 1946 », supra note 4, aux pp 101–103

[8] Ibid

[9] Ibid

[10] King v Barclay, 1961 CanLII 638 (AB CA)

[11] JAMES W. ST.G. WALKER, « The Law’s Confirmation of Racial Inferiority: Christie v. York », supra note 4, aux pp 299, 300

[12] JAMES W. ST. G. WALKER, ‘‘Race,’’ rights and the law in the Supreme Court of Canada, The Osgoode Society for Canadian Legal History et Wilfrid Laurier University Press, 1997, aux pp 177, 178

[13] JAMES W. ST.G. WALKER, « A Black Day in Court: “Race” and Judging in R. v. R.D.S. », supra note 4, aux pp 442, 443

[14] R v R.D.S., 1995 NSCA 201 (CanLII)

[15] Ibid, à la p 446

[16] R v Morris, 2018 ONSC 5186, au para 6

[17] [1990] 1 RCS 1257