Nommer, c’est reconnaître : la diversité de genre dans le langage juridique ontarien

Nommer, c’est reconnaître : la diversité de genre dans le langage juridique ontarien

Introduction : Le langage juridique n’est jamais neutre

Le langage juridique structure la réalité, façonne les représentations sociales, et ce faisant, peut inclure ou exclure. Dans le contexte du Mois de la Fierté, il est crucial de questionner les formes de reconnaissance du droit aux identités de genre non binaires, notamment à travers le langage utilisé dans les décisions judiciaires.

Si le droit ontarien reconnaît formellement l’identité sexuelle et l’expression de l’identité sexuelle comme motifs de discrimination interdits, cette reconnaissance commence à se refléter dans une évolution langagière explicite. Une avancée notable se dessine puisque le Tribunal des droits de la personne de l’Ontario (TDPO) emploie de plus en plus le pronom neutre « they/them » pour désigner les personnes non binaires, marquant ainsi une évolution concrète vers une justice plus inclusive.

Cette analyse portera sur la manière dont la législation, la jurisprudence et les pratiques administratives en Ontario traduisent cette reconnaissance à travers l’usage des pronoms, reflet à la fois d’une protection juridique et d’une reconnaissance symbolique des identités de genre.

 

La reconnaissance de l’identité de genre en Ontario : un droit encore en construction

1. Une protection législative tardive, mais explicite

En 2012, l’Ontario adopte la Loi Toby, qui ajoute les motifs « identité sexuelle » et « expression de l’identité sexuelle » à l’article 1 du Code des droits de la personne (Code) [1]. Cette modification est juridiquement significative puisqu’elle interdit explicitement la discrimination fondée sur ces motifs dans les domaines de l’emploi, du logement, des services, des contrats et de l’adhésion à des associations. En 2017, cette reconnaissance est réitérée à l’échelle fédérale par une modification parallèle à la Loi canadienne sur les droits de la personne [2]. La portée de ces modifications est à la fois matérielle, en raison de droits concrets à l’égalité de traitement, et symbolique, en raison de l’affirmation de la légitimité des identités transgenres et non binaires.

2. Les définitions officielles : progrès ou piège de la catégorisation ?

La Commission ontarienne des droits de la personne (CODP) définit l’identité sexuelle comme la perception intime et personnelle du genre auquel une personne s’identifie et l’expression de l’identité sexuelle comme les comportements, les apparences ou les gestes permettant de manifester publiquement son sexe [3]. Quant au Bureau de la traduction, il souligne que l’identité de genre peut différer du sexe assigné à la naissance. L’identité de genre est également indépendante de l’orientation sexuelle et peut évoluer dans le temps [4].

Si ces définitions ont le mérite de reconnaître la diversité de genre, elles ne mentionnent pas explicitement les outils linguistiques d’affirmation identitaire, comme les pronoms. Or, le respect du pronom choisi est central dans l’expérience vécue des personnes concernées.

3. Reconnaissance juridique vs reconnaissance symbolique

Le Code protège contre les atteintes tangibles telles que le refus de service ou le harcèlement en milieu de travail entre autres [5], mais il ne garantit pas à lui seul une reconnaissance linguistique cohérente. Faute de lignes directrices claires, les institutions judiciaires ontariennes tendent à adopter une posture prudente en évitant les pronoms genrés ou neutres dans leur version française, mais en anglais, on observe une évolution marquée vers l’usage du pronom neutre « they/them ».

 

Jurisprudence ontarienne : usage affirmé du pronom « they/them »

Dans plusieurs décisions récentes, le TDPO emploie les pronoms « they/them » pour désigner des parties non binaires, ce qui constitue une forme implicite, mais importante de reconnaissance de l’identité de genre des requérant·es. Cette pratique, bien qu’inégalement appliquée, suggère une évolution vers un langage juridique inclusif aligné sur la protection substantielle des droits fondés sur l’identité sexuelle et l’expression de l’identité sexuelle, tels que garantis par le Code.

Ainsi dans la décision EN v Gallagher’s Bar and Lounge, 2021 HRTO 240, le TDPO a reconnu que le refus persistant de l’employeur d’utiliser les pronoms choisis par les membres du personnel non binaires, combiné à l’emploi de propos transphobes, constituait une discrimination fondée sur l’identité et l’expression de genre [6]. Les trois personnes requérantes sont systématiquement désignées par les pronoms « they/them » tout au long de la décision [7]. Ce choix linguistique s’inscrit dans une dynamique de reconnaissance identitaire, en cohérence avec la nature même du litige, soit le mégenrage et la marginalisation vécus dans le milieu du travail.

De même, dans la décision Rose v Toronto (City), 2025 HRTO 1337, le TDPO a utilisé les pronoms « they/them » pour désigner la personne requérante qui est identifiée comme non-binaire, pansexuelle et au genre fluide [8]. Ce respect de la subjectivité de la personne requérante est cohérent avec les principes énoncés dans la Politique de la CODP sur l’identité sexuelle et l’expression de l’identité sexuelle, qui insiste sur le devoir des organisations de respecter les pronoms choisis [9].

Finalement, dans la décision Andrews v Great Gulf, 2019 HRTO 370, portant sur une allégation de discrimination en raison de l’omission de la partie demanderesse de fournir des toilettes non genrées, le TDPO a conclu que la demande devait être rejetée au motif qu’elle n’avait aucune chance raisonnable de succès en vertu du Code [10]. Toutefois, le tribunal a utilisé les pronoms « they/them », malgré l’absence de débat direct sur la reconnaissance de leur identité dans le fond du litige [11]. Ce choix démontre que le respect des pronoms peut transcender l’issue de la cause et s’inscrit désormais comme un élément de décorum institutionnel.

En bref, le TDPO confirme que le langage du droit peut évoluer pour refléter et renforcer les protections accordées aux personnes non binaires et transgenres, y compris dans les micropratiques rédactionnelles.

 

La portée juridique de la langue

Avec la norme émergente de reconnaissance des identités de genre non binaires, il est utile de se demander si cette reconnaissance langagière a une portée juridique contraignante. Pourrait-on, par exemple, fonder un recours si un tribunal ou un·e avocat·e refusait systématiquement d’utiliser les pronoms choisis par une partie ?

Des auteurs se sont appuyés sur l’obligation déontologique de l’avocat·e de faire preuve de courtoisie, de civilité et de bonne foi pour soutenir qu’en raison du préjudice lié au mégenrage, l’usage respectueux des pronoms était un élément essentiel des obligations de civilité des avocat·es [12]. En outre, une interprétation large et téléologique de l’obligation positive de l’avocat·e de s’abstenir de toute discrimination ou harcèlement, pourrait inclure le devoir de promouvoir l’égalité réelle qui sous-entendrait le rejet du mégenrage [13].

 

Conclusion

Le droit ontarien protège l’identité de genre, mais ne la nomme pas toujours explicitement en français. Toutefois, en anglais, le TDPO fait un pas décisif en intégrant le pronom neutre « they/them » dans ses décisions. Cette évolution linguistique participe à la reconnaissance juridique et sociale des identités non binaires. Cela ouvre la voie à une justice adaptée aux réalités contemporaines de la diversité de genre.

 

Pour favoriser une meilleure compréhension des concepts liés à la diversité de l’identité de genre, consultez le Lexique sur la diversité sexuelle et de genre sur Jurisource.ca.

 


[1] Code des droits de la personne, LRO 1990, c H.19.

[2] Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne et le Code criminel, LC 2017, c 13, modifiant LRC 1985, c H-6.

[3] Commission ontarienne des droits de la personne, « Politique sur la prévention de la discrimination fondée sur l’identité de genre et l’expression de genre et l’expression de l’identité sexuelle », (14 avril 2014), en ligne : <https://www3.ohrc.on.ca/fr/politique-sur-la-prevention-de-la-discrimination-fondee-sur-lidentite-sexuelle-et-lexpression-de>.

[4] Bureau de la traduction, TERMIUM Plus, entrée « Identité de genre » : https://www.btb.termiumplus.gc.ca/publications/diversite-diversity-fra.html#i

[5] Code des droits de la personne, LRO 1990, c H.19, partie I.

[6] EN v Gallagher’s Bar and Lounge, 2021 HRTO 240 aux paras 24 à 29.

[7] Aux para 35 à 43.

[8] Au para 4.

[9] Supra note 3 au para 17.

[10] Au para 4.

[11] Aux para 17 à 20.

[12] Samuel Singer and Amy Salyzyn, Preventing Misgendering in Canadian Courts : Respectful Forms of Address Directives, 2023 101-2 Canadian Bar Review 319, 2023 CanLIIDocs 2333, <https://canlii.ca/t/7n758>, à la p 362.

[13] Ibid.