Au mois de mars, j’ai eu le plaisir d’assister à une présentation de Kyle Kirkup à l’Université d’Ottawa sur l’origine des termes « gender identity » et « gender expression » dans le discours juridique anglo-américain (en anglais « The Origins of Gender Identity and Gender Expression in Anglo-American Legal Discourse »). À la suite de sa présentation, ainsi qu’à la lecture de son récent article publié dans le « Special issue of U of T Law Journal on « Transfiguring Justice: Trans People and the Law » » édition d’hiver 2018, je me suis demandé si l’historique et l’origine des termes équivalents en français avaient suivi une évolution semblable. De plus, je me suis demandé quels termes étaient utilisés dans les versions françaises des lois au Canada.
Une brève recherche révèle qu’actuellement, dans le contexte législatif français canadien, les libellés des lois ne s’accordent pas les uns avec les autres. Le fédéral ainsi que plusieurs provinces et territoires ont ajouté « l’identité sexuelle » et « l’expression de l’identité sexuelle » ou « l’identité de genre » et « l’expression de genre » à la liste des motifs de discrimination illicite énumérés dans leurs lois respectives sur les droits de la personne[1].
Avant de plonger dans les textes législatifs, il convient de définir ce que l’on entend par « identité sexuelle », « expression de l’identité sexuelle », « identité de genre » et « expression de genre » et ainsi de préciser que les termes « identité sexuelle » et « identité de genre » sont utilisés de façon synonyme. C’est aussi le cas pour les termes « identité sexuelle » et « expression de genre »[2]. L’identité sexuelle /l’identité de genre « fait référence à l’expérience intime et personnelle de son genre, telle que vécue par chacun. Elle a trait au fait de se sentir femme, homme, les deux, aucun ou autrement, selon où l’on se positionne sur le continuum de l’identité sexuelle. L’identité sexuelle d’une personne peut correspondre ou non au sexe qui lui a été assigné à la naissance, et est fondamentalement différente de l’orientation sexuelle[3] ». L’expression de l’identité sexuelle/ l’expression de genre « fait référence à la manière dont une personne exprime ouvertement son genre. Cela peut inclure ses comportements et son apparence, comme ses choix vestimentaires, sa coiffure, le port de maquillage, son langage corporel et sa voix. De plus, l’expression de l’identité sexuelle inclut couramment le choix d’un nom et d’un pronom pour se définir [4]».
En 2012, l’Ontario a modifié son Code des droits de la personne[5], suite à l’adoption du Projet de loi 33, Loi Toby de 2012 sur le droit à l’absence de discrimination et de harcèlement fondés sur l’identité sexuelle ou l’expression de l’identité sexuelle[6] pour y ajouter « identité sexuelle » et « expression de l’identité sexuelle » après « orientation sexuelle » dans la liste des motifs de discrimination illicite énumérés. Cette même année, le Manitoba a également adopté la Loi modifiant le code des droits de la personne qui étend la liste des caractéristiques protégées par le Code afin d’y inclure l’« identité sexuelle »[7]. À l’époque, ce sont ces équivalents de « gender identity » et « gender expression » qui ont été retenus en français dans les lois de l’Ontario et du Manitoba.
Avant les amendements en 2016, le Code civil du Québec (ci-après « le Code ») retenait également « identité sexuelle » pour les articles 63, 67, et 71, qui traitent du changement de nom et du changement de la mention de sexe. L’Assemblé législative a décidé de mettre « identité de genre » au lieu « d’identité sexuelle » pour harmoniser les termes « identité de genre » et « expression de genre » qui ont été ajoutés à l’article 10 comme motifs de discrimination interdite dans la Charte des droits et libertés de la personne du Québec[8].
Un an plus tard, le Parlement fédéral adopte la Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne et le Code criminel[9]. Cette nouvelle loi suit la terminologie utilisée au Québec, c’est-à-dire « l’identité de genre » et « l’expression de genre » et les rajoutent à la liste des motifs de distinction illicite. La loi fédérale modifie également le Code criminel pour étendre la protection des personnes trans en clarifiant que les infractions motivées par des préjugés ou de la haine fondés sur l’identité ou l’expression de genre constituent une circonstance aggravante que le tribunal doit prendre en compte lorsqu’il détermine la peine à infliger[10]. Est-il important que « l’identité de genre » et « l’expression de genre » aient été retenues dans la version française de la loi et non « l’identité sexuelle » et « l’expression de l’identité sexuelle » comme équivalents juridiques de « gender identity » et « gender expression » dans la version anglaise de la loi ?
Qu’est-ce qui explique cette incohérence ? Il est fort probable que ce soit le moment où les lois ont été rédigées et adoptées. En 2011, même les projets de loi présentés au Parlement fédéral utilisaient « identité sexuelle » et « expression de l’identité sexuelle » comme équivalents français de « gender identity » et « gender expression »[11]. Comme nous l’avons vu, le Québec employait « identité sexuelle » dans le Code avant les amendements de 2016. Donc, au moment où l’Ontario et le Manitoba ont ajouté « identité sexuelle » et « identité d’expression sexuelle » à leur Code de droit de la personne respectif, c’était la terminologie généralement utilisée en français au Canada.
Cependant, du point de vue linguistique, il est intéressant que l’Assemblée législative du Québec et le Parlement fédéral aient tous les deux choisi de ne pas retenir « identité sexuelle » comme le font les lois en Ontario et au Manitoba, surtout si l’on considère qu’il y avait d’autres modes de protection juridique pour les personnes trans au Québec depuis les années 80[12]. C’est en effet au Québec, en 1998, qu’on reconnaît qu’une personne transsexuelle « pourrait bénéficier des prescriptions anti-discriminatoires fondées sur le sexe[13]» avant même qu’on rajoute les motifs de protection sous « identité sexuelle » ou « expression d’identité sexuelle » aux lois provinciales.
La crainte que la catégorie « sexe » dans le domaine juridique soit interprétée de manière étroite et l’idée selon laquelle il faut donc un autre terme pour protéger toutes les personnes trans est difficile à réconcilier avec l’historique juridique au Québec où une interprétation large de la protection fondée sur le sexe existe depuis 1998. Vivian Namaste soutient que justement, le fait d’adopter un concept anglophone, celui de « gender », sous prétexte que la notion de « sexe » ne pourrait pas être interprétée de façon large dans un contexte juridique ignore complètement l’historique d’interprétation large de la protection fondée sur le sexe dans le contexte québécois[14]. Étant donné que nous n’avons pas d’équivalent français pour le mot anglais « gender », nous concevons peut-être le mot « sexe » différemment du mot « sex » en anglais, en lui donnant un sens plus large.
Vivian Namaste n’aborde pas la question de l’utilisation des termes « identité sexuelle » et « expression sexuelle » en Ontario et au Manitoba. Cependant, il faut se demander pourquoi on favorise maintenant des termes calqués sur l’anglais « gender » pour protéger les personnes trans et non les termes utilisés à l’origine en français, surtout s’ils sont synonymes.
La question est peut-être sans intérêt pratique puisque justement les termes sont utilisés comme des synonymes. Mais risquons-nous de perdre quelque chose en adoptant des termes qui proviennent d’une autre langue et d’un contexte complètement différent? Est-ce que l’on perd de vue la jurisprudence québécoise et les stratégies de protection juridique à l’extérieur du contexte anglophone ? Si l’on ne pense qu’aux termes qui ont été créés et conceptualisés dans un contexte anglophone, tels que « gender identity » et « gender expression », on risque d’ignorer d’autres stratégies. Par exemple, la Cour européenne des droits de l’homme a reconnu que le fait de ne pas accorder des changements aux documents d’identité pour les personnes trans en France constituait une violation du droit à la vie privée[15]. Cela amène à penser qu’en adoptant « identité de genre » pour remplacer « identité sexuelle » comme motif de discrimination illicite énuméré dans les codes des droits de la personne au Canada, on risque peut-être de ne pas considérer la différence entre le contexte linguistique et juridique francophone et les expériences des personnes trans dans ces contextes.
Si nous reconnaissons que le Canada a deux langues officielles auxquelles se rattachent des contextes culturels différents, faudrait-il envisager que la protection des personnes trans contre la discrimination se fasse différemment selon la langue ? Récemment, la tendance penche en faveur des termes propres au contexte anglophone. Est-ce qu’on oublie ainsi le contexte francophone en adoptant des calques de l’anglais ? L’évolution des droits des personnes trans francophones peut s’inspirer des contextes juridiques anglophones, mais pas au point d’effacer les contributions spécifiques des francophones.
À NOTER : Cet article de blogue était originalement publié sur le site de Juriblogue.ca.
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[1] Canada, Bibliothèque du Parlement, Projet de loi C-16 : Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne et le Code criminel (Résumé législatif), par Julian Walker, Publication no 42-1-C16-F, Ottawa, Bibliothèque du Parlement, 21 octobre 2016 à la p 4, en ligne : <lop.parl.ca/Content/LOP/LegislativeSummaries/42/1/c16-f.pdf>.
[2] Commission ontarienne des droits de la personne, « Annexe B : Glossaire des termes associés à l’identité sexuelle et à l’expression de l’identité sexuelle », voir à cet effet en ligne la Politique sur la prévention de la discrimination fondée sur l’identité sexuelle et l’expression de l’identité sexuelle.
[3] Commission Ontarienne des droits de la personne, « Identité sexuelle et expression de l’identité sexuelle (brochure) », en ligne : <www.ohrc.on.ca/fr/identit%C3%A9-sexuelle-et-expression-de-l%E2%80%99identit%C3%A9-sexuelle-brochure>.
[4] Ibid.
[5] Code des droits de la personne, LRO 1990, c H-19.
[6] PL 33, Loi modifiant le Code des droits de la personne en ce qui concerne l’identité sexuelle ou l’expression de l’identité sexuelle, 1re sess, 40e lég, Ontario, 2012.
[7] PL 36, Loi modifiant le code des droits de la personne, 1re sess, 40e lég, Manitoba, 2012.
[8] Québec, Assemblé nationale, Journal des débats de la Commission des relations avec les citoyens, 41e lég, 1re session, Vol 44 No 60 (9 juin 2016).
[9] LC 2017, c 13.
[10] Ibid.
[11] PL C-276, Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne et le Code criminel (identité et expression sexuelles), 2e sess, 41e lég, 2013.
[12] Code des droits de la personne CPLM c H-175; supra note 5; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c Maison des jeunes, [1998] RJQ 2549, au para 52, n 36, 1998 CanLII 28 (QC TDP) [Maison des jeunes]; Vivian Namaste, Sex Change, Social Change, 2e éd, Toronto Women’s Press, 2011 aux pp 156–157 [Namaste] (En 1982, La Cour du Québec a conclu que le propriétaire d’un restaurant avait discriminé et humilié la demanderesse, une femme trans, en ne reconnaissant pas son état civil et en refusant de la servir et en la chassant de son restaurant).
[13] Maison des jeunes, supra note 13 aux paras 113–114.
[14] Namaste, supra note 13 à la p 154.
[15] Ibid à la p 159.