La légalité de la torture en temps de conflit armé selon le droit international humanitaire

La légalité de la torture en temps de conflit armé selon le droit international humanitaire

Introduction : Une interdiction en théorie, une tolérance en pratique

La torture constitue une violation grave du droit international humanitaire (DIH), qui l’interdit de manière absolue, même en période de conflit armé. Pourtant, cette interdiction est régulièrement contournée, notamment par des États invoquant des circonstances exceptionnelles ou des lacunes dans l’application des traités. Le cas du centre de détention de Guantánamo illustre comment une grande puissance peut instrumentaliser le droit pour maintenir des pratiques assimilables à la torture, tout en prétendant rester dans les limites légales.

Il est donc utile de se demander comment expliquer que la torture demeure pratiquée en temps de conflit armé malgré son interdiction absolue en droit international humanitaire.

 

Entre normes universelles et failles juridiques : le socle fragile de l’interdiction de la torture

L’interdiction de la torture est ancrée dans les Conventions de Genève de 1949 notamment à travers l’article 3 qui interdit, dans les conflits armés non internationaux, « les atteintes portées à la vie et à l’intégrité corporelle, notamment les traitements cruels, la torture et les supplices »[2]. Cette interdiction est réaffirmée à l’article 75 du Protocole additionnel I de 1977, qui élargit la protection aux conflits internationaux[3].

La Convention contre la torture de 1984 va plus loin en définissant la torture à l’article 1 et en affirmant son interdiction absolue à l’article 2 : « Aucune circonstance exceptionnelle […] ne peut être invoquée pour justifier la torture »[4]. L’article 4 impose aux États d’en faire une infraction pénale, tandis que les articles 12 et 13 prévoient des enquêtes en cas d’allégations crédibles.

Cependant, ces normes souffrent d’un déficit d’application. La Cour pénale internationale (CPI) reconnaît la torture comme crime de guerre (Statut de Rome, alinéa 8(a)(ii)) et crime contre l’humanité (alinéa 7(1)(f))[5], mais elle ne peut exercer sa compétence que sur les États parties au Statut de Rome, ce qui exclut les États-Unis entre autres. Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), institution humanitaire neutre et indépendante fondée en 1863, est chargé de veiller au respect du droit international humanitaire, notamment en période de conflit armé. Toutefois, même s’il joue un rôle essentiel d’observation, il ne détient pas de pouvoir de contrainte[6].

 

Zones grises et détours juridiques : Le cas de Guantánamo

Le centre de détention de Guantánamo incarne cette dynamique de contournement. À la suite des attentats du 11 septembre 2001, les États-Unis ont capturé des centaines de personnes, souvent sans preuves, et les ont transférées dans cette base militaire située hors du territoire américain[7].

En qualifiant les personnes détenues de « combattant·es ennemi·es illégal·es », les États-Unis ont prétendu qu’elles ne relevaient ni du statut de « prisonnier·ères de guerre » (protégé·es par la Convention III de Genève), ni de celui des civil·es (protégé·es par la Convention IV)[8]. Cette stratégie a permis d’instaurer des pratiques d’interrogatoires renforcées, comme la simulation de noyade, la privation de sommeil prolongée ou les simulacres d’exécution sans les nommer comme de la torture[9]. De plus, le mémo Bybee, un avis juridique rédigé par le Bureau du conseiller juridique du département de la Justice des États-Unis, interprétait la notion de « douleur aiguë », comme une souffrance physique extrême, ce qui excluait de nombreuses formes de torture psychologique qui ne franchiraient pas ce seuil de gravité [10].

En outre, plusieurs arrêts de la Cour suprême des États-Unis ont tenté de réaffirmer les droits des personnes détenues. Dans Rasul v Bush, la Cour a reconnu que les tribunaux fédéraux avaient compétence pour statuer sur leur détention[11]. Dans Hamdan v Rumsfeld, elle a jugé que les commissions militaires mises en place pour juger les personnes détenues violaient les principes du DIH, en particulier les garanties d’un procès équitable et les protections offertes par les Conventions de Genève[12]. Enfin, dans Boumediene v Bush, la Cour a réaffirmé que le droit à l’habeas corpus s’appliquait, même en l’absence de citoyenneté américaine[13].

Toutefois, ces décisions ont été neutralisées par des lois internes, comme le Military Commissions Act, qui a limité l’accès des personnes détenues à la justice. Cela révèle les limites structurelles du DIH lorsqu’il entre en conflit avec la souveraineté d’un État.

 

Impunité et inertie : Les défis de l’application effective du droit international

Le principal défi du DIH est l’absence de mécanismes contraignants pour imposer le respect de l’interdiction de la torture. La CPI, comme mentionné ci-haut, n’a pas compétence sur les États non partis. En 2016, une tentative du procureur de la CPI d’enquêter sur les actes de torture commis par les États-Unis en Afghanistan a été bloquée par des sanctions diplomatiques et l’annulation de visas[14].

Face à cette impunité, des pistes de réformes peuvent être envisagées telles que :

  1. Renforcer des mécanismes de contrôle, par exemple en élargissant la compétence de la CPI aux crimes commis sur le territoire d’un État partie, même par une personne ressortissante étrangère[15];
  2. Harmoniser les définitions de la torture pour éviter les interprétations restrictives qui impliqueraient la révision des conventions existantes, notamment la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants[16];
  3. Adapter le DIH aux conflits asymétriques contemporains[17].

Enfin, le DIH doit évoluer pour répondre à des situations dans lesquelles  les acteurs et actrices non étatiques tels que les groupes armés et les organisations terroristes entre autres brouillent les catégories classiques. Les protections doivent être appliquées indépendamment du statut juridique attribué par les États.

Ainsi, malgré un arsenal juridique solide, le DIH demeure trop souvent impuissant face aux stratégies d’évitement et aux rapports de force politiques. Pour garantir une protection effective contre la torture, il est urgent de renforcer les mécanismes de mise en œuvre et de repenser les cadres juridiques à l’aube des réalités contemporaines. Cela nécessite un engagement renouvelé des États et une vigilance constante des acteurs et actrices juridiques et humanitaires, car c’est la crédibilité même du DIH qui est en jeu : un droit qui, s’il veut rester pertinent, doit non seulement s’adapter, mais aussi se faire respecter.

Pour aller plus loin sur les enjeux juridiques liés à la protection des personnes vulnérables en contexte de conflit, consultez le dossier thématique Droit de l’immigration sur Jurisource.ca, qui recense jurisprudence, doctrine et législation sur la protection des personnes réfugiées.

 


[1]Boumediene v Bush, 553 US 732 (2008) : Dans cet arrêt, la Cour suprême des États-Unis rejette l’argument du gouvernement selon lequel les personnes détenues de Guantánamo pouvaient être privées de recours judiciaire du fait de leur localisation et de leur statut. Dans ce cas, l’État cherchait à contourner ses obligations en créant une zone d’exception.

[2] Convention de Genève (III) relative au traitement des prisonniers de guerre, 12 août, 75 RTNU 135, art 3.

[3] Protocole additionnel I aux Conventions de Genève, 8 juin 1977, 1125 RTNU 3, art 75.

[4] Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, 10 décembre 1984, 1465 RTNU 85, art 2.

[5] Statut de Rome de la Cour pénale internationale, 17 juillet 1998, 2187 RTNU 90, arts 7(1)(f) et 8(2)(a)(ii).

[6] Comité international de la Croix-Rouge (CICR), « L’interdiction de la torture et autres formes de mauvais traitements », en ligne : <https://www.icrc.org/sites/default/files/document/file_list/interdiction-et-repression-de-la-torture-et-autres-formes-de-mauvais-traitements-fiche-technique.pdf>.

[7] Amnesty International, « Un nouveau rapport expose les violations des droits humains commises à Guantánamo », en ligne : <https://www.amnesty.ch/fr/pays/ameriques/etats-unis/docs/2021/un-nouveau-rapport-expose-les-violations-des-droits-humains-commises-a-guantanamo>.

[8] Convention (III) relative au traitement des prisonniers de guerre, 12 août 1949, 75 UNTS 135; Convention (IV) relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre, 12 août 1949, 75 UNTS 287.

[9] Amnesty International, États-Unis. Guantánamo : toujours en attente de justice, Londres, AI, 2023, en ligne : Amnesty International <https://www.amnesty.fr/peine-de-mort-et-torture/actualites/9-choses-a-savoir-sur-guantanamo-bay>.

[10] Jay S Bybee, Memorandum for Alberto R. Gonzales, Counsel to the President: Standards of Conduct for Interrogation under 18 U.S.C. §§ 2340–2340A, Office of Legal Counsel, Department of Justice (1er août 2002), en ligne, dans, Amnesty International, États-Unis d’Amérique : les États-Unis doivent ouvrir une enquête sur les actes de torture commis dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme », AMR 51/061/2006 (1er août 2006), en ligne : Amnesty International <https://www.amnesty.org/fr/wp-content/uploads/sites/8/2021/08/amr510612006fr.pdf>.

[11] Rasul v Bush, 542 US 466 (2004) (US Sup Ct) à la p. 484.

[12] Hamdan v Rumsfeld, 548 US 557 (2006) (US Sup Ct) aux p. 631 à 635.

[13] Boumediene v Bush, 553 US 723 (2008) (US Sup Ct) aux p. 732 à 733.

[14] Human Rights Watch, « U.S. Sanctions on ICC Staff: A New Low in Attack on Global Rule of Law », 2020.

[15] Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, « La compétence de la Cour pénale internationale » (2005) 76:3 RIDP 341 à la p 348.

[16] Craig Forcese, « De-immunizing Torture: Reconciling Human Rights and State Immunity » (2007) 52:1 McGill LJ 127 à la p 154.

[17] Marco Sassòli, Yuval Shany & René Provost, « Should the obligations of states and armed groups under international humanitarian law really be equal? » (2011) 93:882 Revue internationale de la Croix-Rouge 443 à la p 445.