Langue, genre et justice : où en est le reste du Canada?
18 août 2025
Introduction
Le langage juridique est un terrain d’expression des rapports de pouvoir. En contexte de diversité de genre, ce que le langage juridique ne peut exprimer demeure en dehors de sa reconnaissance. Alors que l’Ontario s’engage envers la protection substantielle des droits fondés sur l’identité sexuelle et l’expression de l’identité sexuelle par le biais du Tribunal des droits de la personne (TDPO), qu’en est-il des autres provinces canadiennes ?
Cette analyse met en lumière les initiatives, lacunes et résistances observées dans les juridictions du Québec et de la Colombie-Britannique. Elle poursuit la réflexion entamée dans Nommer, c’est reconnaître : la diversité de genre dans le langage juridique ontarien, sur le rapport entre langue, reconnaissance et dignité.
A. Regard comparé : quelques avancées ailleurs au Canada
1. Colombie-Britannique : pratiques émergentes, mais incomplètes
Le Human Rights Code (Code) de la Colombie-Britannique interdit la discrimination fondée sur l’identité de genre ou son expression[1]. Le British Columbia Human Rights Tribunal (BCHRT) a rendu des décisions dans lesquelles les pronoms choisis « they/them » sont respectés dans les dépôts de plainte et les audiences en anglais.
Dans la décision Nelson v Goodberry, 2021 BCHRT 137, une personne non binaire alléguait du harcèlement en milieu de travail parce que ses pronoms n’étaient pas respectés par son employeur. Le BCHRT a reconnu que le mégenrage répété constituait une atteinte à la dignité, donc une forme de discrimination[2]. Ce jugement, où le pronom « they/them » est utilisé tout au long de la décision, fait écho à la démarche du TDPO.
Similairement, dans la décision Oger v Whatcott, 2019 BCHRT 58, le tribunal a conclu que la partie défenderesse était en violation de l’article 7(1) du Code qui protège contre la discrimination fondée sur l’identité de genre à l’égard de la partie demanderesse, une femme transgenre candidate aux élections provinciales[3]. Tout au long de la décision, le tribunal a utilisé le pronom choisi par la partie demanderesse. En l’espèce, la reconnaissance de la langue devient un vecteur de reconnaissance juridique.
Ainsi, comme en Ontario, la Colombie-Britannique marque une ouverture symbolique à travers l’usage des pronoms, bien qu’il y ait claires encadrant leur utilisation systématique dans les décisions en français[4].
Ce constat n’empêche pas toutefois de reconnaître que la Colombie-Britannique fait figure de chef de file en matière de reconnaissance langagière des identités de genre. En plus de la jurisprudence progressive du BCHRT, des efforts émanent également du Law Society of British Columbia qui a publié un guide qui insiste sur l’importance d’utiliser un langage inclusif et le pronom approprié afin de ne pas manquer de respect, de ne pas provoquer un inconfort et une déshumanisation[5]. On recommande d’avoir recours au prénom de la personne ou aux pronoms « they/them » en cas d’incertitude[6].
2. Québec : ouverture terminologique sans traduction judiciaire
Le Québec est l’une des rares juridictions à avoir institutionnalisé une réflexion linguistique inclusive. Par exemple, en 2021, un Guide de communication inclusive a été développé par la communauté de pratique en équité, diversité et inclusion de l’Université du Québec. Une des pratiques émergentes soulignées par le Guide est l’émergence des pronoms mixtes comme « iel » (contraction de « il » et « elle ») utilisés comme pronoms non binaires, similaires au « they » singulier en anglais. Cependant, l’Office québécois de la langue française (OQLF) ne recommande pas officiellement ce néologisme[7].
À ce jour, aucune décision rendue par le Tribunal des droits de la personne du Québec (TDPQ) ne se distingue par l’usage de pronoms neutres comme « iel ». Toutefois, quelques décisions d’autres tribunaux qui ne portent pas sur des violations du droit à l’identité sexuelle et l’expression de l’identité sexuelle, comportent l’usage de « iel ». Il est important de souligner qu’aucun cas relatif au mégenrage fondé sur l’identité non binaire n’a été reconnu comme discriminatoire par le TDPQ, contrairement à l’Ontario ou à la Colombie-Britannique.
B. Entre mégenrage et dignité : plaidoyer pour une justice linguistiquement inclusive
Les constats présentés ci-dessus révèlent que les juridictions canadiennes abordent très différemment la question de la reconnaissance langagière des identités de genre. Si certaines pratiques émergent, notamment en Ontario[8] et en Colombie-Britannique, l’institutionnalisation de l’inclusivité linguistique demeure incomplète et inégalement répartie.
Comme le souligne le Law Society of British Columbia, une communication inclusive suppose plus qu’une simple politesse : elle participe activement à la création d’un environnement de sécurité, de considération et de respect[9]. Ce positionnement s’inscrit dans une conception moderne de l’éthique juridique, où les obligations professionnelles incluent désormais une attention aux réalités vécues par les personnes transgenres et non binaires. D’autres estiment que l’obligation déontologique de courtoisie pourrait fonder un devoir indirect d’usage respectueux du langage, ancré dans les principes d’égalité réelle et de non-mégenrage[10].
Dès lors, des mesures concrètes peuvent être envisagées pour favoriser un langage juridique inclusif :
- L’élaboration de directives officielles sur l’usage des pronoms neutres dans les décisions judiciaires[11];
- La formation obligatoire des professionnel·les du droit sur les enjeux liés à la diversité de genre et à l’inclusivité linguistique[12];
- La reconnaissance officielle de certaines formulations neutres dans les versions françaises des décisions et documents administratifs ;
- Et l’instauration de recours ou de mécanismes de signalement en cas de mégenrage répété ou intentionnel dans les instances judiciaires.
Ainsi, le langage juridique pourra réellement devenir un vecteur de reconnaissance, garantissant la dignité des personnes dont l’identité ou l’expression de genre est marginalisée, notamment les personnes transgenres et non binaires à travers l’exercice même de la justice.
Conclusion
Le langage du droit ne se limite pas à nommer, il peut reconnaître, ou il peut effacer. En matière d’identités de genre, la reconnaissance passe par des pratiques inclusives concrètes comme l’usage des pronoms choisis, la formation des parties intervenantes et des directives claires. Si l’Ontario et la Colombie-Britannique amorcent ce virage, un réel effort des juges du Québec d’utiliser une rédaction plus inclusive à l’aide d’autres procédés est observé[13]. Pour garantir l’égalité réelle, la justice doit aussi s’exprimer dans une langue qui respecte toutes les identités.
Pour favoriser une meilleure compréhension des concepts liés à la diversité de l’identité de genre, veuillez consulter le Lexique sur la diversité sexuelle et de genre sur Jurisource.ca.
[1] RSBC 1996, c 210, art 7 à 8.
[2] Aux paras 81 à 82.
[3] Au para 176.
[4] La Notice NP 24 (décembre 2020) de la Cour provinciale de la Colombie-Britannique demande à toutes les personnes en audience d’indiquer leurs noms, titres et pronoms, afin de rendre les procédures plus inclusives pour les personnes transgenres et non binaires.
[5] Law Society of British Columbia, Guidance for Lawyers on Using Inclusive Language, juin 2024, en ligne : https://www.lawsociety.bc.ca/Website/media/Shared/docs/practice/resources/InclusiveLanguage.pdf à la p 14.
[6] Ibid à la p 15.
[7] Université du Québec, Guide de communication inclusive, 2023, en ligne : https://reseau.uquebec.ca/system/files/documents/guide-communication-inclusive-universite-du-quebec-2023.pdf à la p 26.
[8] Référence à l’article 1
[9] Supra note 4 à la p 2.
[10] Samuel Singer and Amy Salyzyn, Preventing Misgendering in Canadian Courts : Respectful Forms of Address Directives, 2023 101-2 Canadian Bar Review 319, 2023 CanLIIDocs 2333, <https://canlii.ca/t/7n758>, à la p 362.
[11] Supra note 4.
[12] Law Society of British Columbia fournit des formations pour les avocat·es sur la façon de s’enquérir des pronoms des client·es, témoins ou collègues : Canadian Bar Association – BC Branch. Pronouns in Court Toolkit. En ligne : CBABC https://cbabc.org/resources/practice-tools/pronouns-in-court-toolkit/
[13] Michaël Lessard et Suzanne Zaccour, La rédaction inclusive en droit : Pourquoi les objections ratent-elles la cible?, 2021 99-1 Revue du Barreau canadien 114, 2021 CanLIIDocs 1022, <https://canlii.ca/t/xvml>, consulté le 2025-07-07 aux pages 130 à 134.