Le rejet des deux nouveaux délits proposés pour traiter la violence familiale (Ahluwalia v Ahluwalia, 2023 ONCA 476)

Le rejet des deux nouveaux délits proposés pour traiter la violence familiale (Ahluwalia v Ahluwalia, 2023 ONCA 476)

Bien que la Cour d’appel de l’Ontario ait reconnu le danger important et croissant de la violence familiale ainsi que l’importance de s’en occuper, elle n’a pas jugé nécessaire de créer de nouveaux délits pour le faire. La Cour a rejeté le nouveau délit proposé par la Cour supérieure de justice de l’Ontario dans Ahluwalia v Ahluwalia[1] ainsi que le délit modifié proposé par l’intimée en appel : le délit de contrôle coercitif. La juge Benotto, parlant au nom de la cour, a conclu que les délits existants étaient suffisants en l’espèce et qu’il est préférable de laisser au pouvoir législatif le choix de la manière de traiter le problème de la violence familiale.

 

Ahluwalia v Ahluwalia, 2022 ONSC 1303

Lors d’un procès portant sur les aspects du divorce de Monsieur et Madame Ahluwalia, la juge Mandhane de la Cour supérieure de justice de l’Ontario a conclu à l’existence de violence familiale dans leur mariage[2]. Plus important a été sa décision de créer un nouveau délit en droit de la famille : le délit de violence familiale[3].

Elle aurait établi la responsabilité pour ce délit par trois moyens :

  1. Le comportement intentionnel violent ou menaçant;
  2. Le comportement calculé d’être coercitif et contrôlant;
  3. Le comportement dont le défendeur aurait dû savoir avec une certitude substantielle qu’il ferait craindre au demandeur pour sa propre sécurité ou celle d’autrui[4].

Elle estimait que les délits existants ne répondaient pas suffisamment au schéma de comportement spécifique associé à la violence familiale[5].

 

Un délit de contrôle coercitif

En appel, l’appelant n’a pas contesté les conclusions concernant la nature violente de son mariage[6]. Son problème résidait plutôt dans la création du nouveau délit[7]. Il a soutenu que le délit était trop facile à prouver, ce qui entraînerait un afflux de litiges et modifierait considérablement le droit de la famille[8]. Selon l’appelant, une telle modification devrait rester du ressort du pouvoir législatif, qui a déjà apporté les modifications qu’il jugeait nécessaires à la Loi sur le divorce[9].

L’intimée a convenu avec la juge qu’un nouveau délit était nécessaire pour remédier au préjudice spécifique de la violence familiale[10]. Bien qu’elle soit également d’avis que les délits existants ne répondaient pas adéquatement à ce préjudice, elle a néanmoins proposé un délit plus restreint que celui défini par la juge du procès[11].

Elle souhaitait créer un délit de « contrôle coercitif ». Ce délit aurait eu trois éléments :

  1. Un contexte de relation intime
  2. L’infliction d’un schéma de comportement coercitif et contrôlant qui est
  3. (Considéré cumulativement) raisonnablement calculé pour provoquer la complaisance, créer un état de peur et d’impuissance ou causer autrement un préjudice[12].

 

La Cour d’appel a rejeté les délits

La Cour a analysé la jurisprudence relative à la création de nouveaux délits, citant Nevsun Resources Ltd c Araya[13] pour les trois facteurs nécessaires à cette fin[14]. La Cour en l’espèce n’a aucune objection quant au deuxième facteur : il doit y avoir préjudice infligé à une personne par une autre[15]. La question est plutôt de savoir si des recours alternatifs appropriés existent déjà ainsi que si ce nouveau délit changera le système juridique de manière indéterminée ou substantielle[16].

Pour répondre à la première question, la juge Benotto a mené une analyse approfondie de la jurisprudence relative aux trois autres délits en cause en l’espèce : agression, voies de fait et le fait de causer délibérément des souffrances morales. Elle était en désaccord que les délits existants ne permettent pas de traiter d’un « schéma » de comportement. En fait, elle a noté plusieurs causes qui ont reconnu des schémas de comportement spécifiques dans le contexte de la violence familiale[17].

Elle a également soutenu qu’une règle avait été établie dans Non-Marine Underwriters, Lloyd’s of London c Scalera[18] : un nouveau délit n’est pas nécessaire si sa seule différence avec les délits établis réside dans le montant des dommages-intérêts[19]. La Cour d’appel de l’Ontario semble considérer cette décision comme telle. Cette cause peut être résolue avec les délits existants et toute question de « schéma » de comportement peut être abordée dans le cadre de l’analyse du montant des dommages-intérêts.

La Cour a également noté que l’approche de la juge de procès est contraire aux intentions législatives exprimées dans leurs récentes modifications à la Loi sur le divorce et qu’une telle approche peut entraîner des conséquences indéterminées en droit de la famille[20].

C’est également une raison importante pour laquelle la juge a rejeté le délit proposé par Madame Ahluwalia[21]. La Cour a noté que la principale distinction entre sa suggestion et le délit existant de causer délibérément des souffrances morales réside dans le fait que la preuve du préjudice n’est pas un élément nécessaire[22]. La Cour a exprimé deux réserves à ce sujet. Premièrement, puisque les faits permettant d’établir la preuve sont présents en l’espèce, cette approche n’est pas nécessaire[23]. La juge a cité Jones c Tsige[24], précisant l’importance de limiter les conclusions d’un tribunal aux faits spécifiques de l’affaire[25]. Elle a donc refusé de considérer d’autres situations « fondées sur une hypothèse[26] ».

L’autre considération soulevée par la juge concernait les impacts potentiels de la suppression de l’exigence de preuve. Elle s’est inquiétée de l’augmentation des litiges et d’une approche agressive en droit de la famille ainsi que des conséquences pour diverses lois si la Cour adoptait cette approche[27]. Elle a donc conclu, faisant référence à Watkins c Olafson[28], qu’une modification aussi importante devrait rester de la responsabilité du pouvoir législatif[29].

 

Une décision clivante

Madame Ahluwalia a interjeté appel devant la Cour suprême du Canada, et une décision finale concernant ces délits potentiels est maintenant attendue. Quel que soit le résultat, cette décision suscitera assurément de nombreuses discussions.

L’approche de la juge du procès a été critiquée. Selon certains arguments, il est important de veiller à ce que les considérations de politique concernant l’étiquette à utiliser pour désigner les préjudices ne compromettent pas le caractère intrinsèquement décisif du droit canadien[30]. Si les causes ne sont pas distinguables, elles ne devraient pas être distinguées[31].

D’autre part, des inquiétudes importantes subsistent quant à la garantie des options juridiques significatives pour les survivant(e)s de la violence familiale. Selon cet argument, la dénomination différente du délit aurait des effets importants et différents sur la dissuasion et la responsabilité[32]. Ce délit donnerait aux survivant(e)s une voix, une plus grande liberté financière et une manière moins compliquée d’intenter une action judiciaire[33].

Une chose sur laquelle tout est d’accord : on attend avec impatience la décision finale sur la question importante et controversée soulevée par cette cause.

 

Ce texte s’inscrit dans un projet académique où les étudiants et étudiantes ont eu la chance
de soumettre leurs articles de blogue pour publication sur Jurisource.ca.

 


 

[1] 2022 ONSC 1303.

[2] Ibid au para 5.

[3] Ibid au para 48.

[4] Ibid au para 52.

[5] Ibid au para 54.

[6] Ahluwalia v Ahluwalia, 2023 ONCA 476 au para 8.

[7] Ibid au para 29.

[8] Ibid.

[9] Ibid.

[10] Ibid au para 33.

[11] Ibid.

[12] Ibid au para 34.

[13] 2020 CSC 5.

[14] Ibid au para 237.

[15] Supra note 6 au para 57.

[16] Ibid.

[17] Ibid au para 91.

[18] 2000 CSC 24.

[19] Ibid au para 27.

[20] Supra note 6 au para 102.

[21] Ibid.

[22] Ibid au para 110.

[23] Ibid au para 111.

[24] 2012 ONCA 32.

[25] Ibid au para 21.

[26] Supra note 6 au para 112.

[27] Ibid au para 122.

[28] 1989 CanLII 36 (CSC).

[29] Ibid à la p 761.

[30]  CanLII Connects, « Law Over Labels: A Comment on Ahluwalia v Ahluwalia » (19 janvier 2024) en ligne (blogue) : < https://canliiconnects.org/en/commentaries/93221> [/web/20250326193818/https://canliiconnects.org/en/commentaries/93221].

[31] Ibid.

[32] Jennifer Koshan et Deanne Sowter, « Torts and Family Violence: Ahluwalia v Ahluwalia » (15 September 2023) en ligne (ABlawg) : < http://ablawg.ca/wp-content/uploads/2023/09/Blog_JK_DS_Ahluwalia.pdf> [/web/20250326194314/http://ablawg.ca/wp-content/uploads/2023/09/Blog_JK_DS_Ahluwalia.pdf].

[33] Ibid.