L’ignorance constitutionnelle : La Constitution n’est toujours pas bilingue
8 décembre 2021
Le 24 novembre 2021, le sénateur Pierre J. Dalphond s’est adressé au Sénat pour proposer au gouvernement d’ajouter, dans le contexte de la révision de la Loi sur les langues officielles, une exigence voulant qu’un rapport soit soumis aux cinq ans détaillant les efforts déployés pour assurer le respect de l’article 55 de la Loi constitutionnelle de 1982 (« l’article 55 »). Cette adresse nous rappelle que le gouvernement n’a toujours pas respecté l’impératif constitutionnel d’adopter une version française de la Loi constitutionnelle de 1867 ainsi que les versions françaises de 21 autres documents constitutionnels.
Malgré le bilinguisme officiel du Canada, la quasi-totalité de la Loi constitutionnelle de 1867 n’a force de loi que dans sa version anglaise. La réticence du gouvernement fédéral à promulguer des versions françaises officielles de ces textes est fondamentalement incompatible avec l’égalité de statut du français et de l’anglais au Canada.
Les versions françaises de ces documents devraient se voir accorder une valeur officielle pour trois raisons juridiques distinctes. Premièrement, l’article 55 impose une obligation explicite au ministre de la Justice du Canada de les rédiger et de les adopter « dans les meilleurs délais ». Le fait de ne pas se conformer à l’article 55 équivaut à une violation constitutionnelle qui persiste depuis 39 ans. Deuxièmement, cette inaction est contraire au principe du respect des minorités, l’un des principes fondamentaux qui sous-tendent l’ensemble de la Constitution. Troisièmement, le non-respect de l’obligation de franciser ces textes porte atteinte aux articles 16 et 18 de la Charte canadienne des droits et libertés (la « Charte ») qui établissent l’égalité de statut des langues officielles et l’accès égal aux lois. En somme, l’obligation constitutionnelle positive contenue dans l’article 55 demeure ignorée.
L’obligation en vertu de l’article 55 de la Loi constitutionnelle de 1982
Selon une lecture simple et textuelle de l’article 55, le gouvernement est obligé de rédiger et d’adopter des versions françaises des documents constitutionnels « dans les meilleurs délais ». Le Comité de rédaction constitutionnelle française, créé en 1984, a produit des traductions françaises exceptionnelles. Cependant, à l’exception d’une tentative ratée en 1990, aucune mesure n’a été prise pour adopter ces traductions. En outre, l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 établit la Constitution comme la loi suprême du Canada. L’inaction gouvernementale aux égards de l’article 55 constitue donc une violation du principe du constitutionnalisme. Cette inaction mine ainsi la primauté du droit ; « le principe de la primauté du droit exige que les actes de gouvernement soient conformes au droit, dont la Constitution ».[1]
Le principe constitutionnel du respect des minorités
D’ailleurs, une lecture contextuelle de l’article 55 le corrobore davantage. Selon la Cour suprême du Canada, le principe du « respect des minorités » doit guider notre appréciation globale des droits et obligations constitutionnels. Donc, le principe de respect des minorités sous-tend l’article 55. Il est bien connu que les francophones forment une minorité nationale et que la Constitution contient plusieurs dispositions visant à protéger et à faire progresser les deux langues officielles, particulièrement parmi ces communautés minoritaires. Ainsi, le principe constitutionnel du respect des minorités renforce davantage l’obligation visée par l’article 55.
Les articles 16 et 18 de la Charte canadienne des droits et libertés
Selon l’article 16 de la Charte, le français et l’anglais sont les langues officielles du Canada et bénéficient tous les deux d’un statut égal. D’ailleurs, l’article 18 de la Charte établit que les lois du Parlement doivent être publiées en français et en anglais et que les deux versions doivent avoir également force de loi. La résistance gouvernementale d’adopter les versions françaises des textes constitutionnels porte atteinte à ces deux dispositions. Ne pas avoir accès à la loi suprême de la nation dans l’une des deux langues officielles va à l’encontre de la garantie que les deux langues bénéficient de privilèges égaux. Deux langues officielles ne sont pas réellement égales si la Constitution n’a que force de loi dans une seule d’entre elles.
Pour conclure, la question de savoir si le gouvernement doit édicter en français les textes constitutionnels unilingues est manifestement claire. Le texte de l’article 55 est sans ambiguïté. Les principes constitutionnels de la primauté du droit et du respect des minorités appuient également cette affirmation. Enfin, l’inaction gouvernementale représente un obstacle important à la réalisation de l’égalité du statut et des droits des deux langues conformément à la Charte. En définitive, cette incongruité d’ordre constitutionnel est nettement déraisonnable.
[1] Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 RCS 217, 1998 CanLII 793 (CSC), au para 72.