Parler sans être entendu : les limites du droit d’employer les langues officielles devant les tribunaux

Parler sans être entendu : les limites du droit d’employer les langues officielles devant les tribunaux

La Charte enchâsse plusieurs droits et libertés qui protègent le statut des deux langues officielles, le français et l’anglais. De ces droits, le paragraphe 19(1) est l’un des moins cités dans la jurisprudence. Il garantit à chacun « le droit d’employer le français ou l’anglais dans toutes les affaires dont sont saisis les tribunaux établis par le Parlement et dans tous les actes de procédure qui en découlent. »

En 2023, la Cour suprême du Canada [la CSC] a rendu une décision qui portait sur le para 19(1). L’affaire Commission scolaire francophone des Territoires du Nord-Ouest c Territoires du Nord-Ouest (Éducation, Culture et Formation) [CSFTNO] concernait principalement un contrôle judiciaire d’une décision discrétionnaire par la ministre de l’Éducation, de la Culture et de la Formation des Territoires du Nord-Ouest [la ministre et l’intimé] en refusant les demandes de cinq parents non-ayant droit d’admettre leurs enfants dans une école francophone normalement réserver aux enfants des parents ayant droit en vertu de l’article 23 de la Charte. Selon la Commission scolaire francophone des Territoires du Nord-Ouest et les cinq parents [les appelants], la ministre aurait dû tenir compte de l’objet de l’article 23 de la Charte en rendant sa décision. Sur cette question en litige, la CSC était en accord avec la position des appelants et a déterminé que la décision de la ministre était déraisonnable.

C’est la deuxième question en litige qui nous intéresse dans cet article de blogue : est-ce que ces violations alléguées enfreignent le droit d’employer le français en vertu du para 19(1) de la Charte et du para 9(1) de la Loi sur les langues officielles [LLO] des Territoires du Nord-Ouest?

Cette question soulève une allégation des appelants que la Cour d’appel des Territoires du Nord-Ouest [la Cour d’appel TNO] a violé le droit de leurs avocats d’employer le français devant le tribunal. Cette allégation découlait du fait que la Cour d’appel TNO n’avait pas une formation de trois juges bilingues et donc un interprète était requis.

L’analyse du para 19(1) soulevait deux questionnements : (1) est-ce que la Cour d’appel TNO est une cour établie par le Parlement ; et (2) est-ce que le mot « employer » confère le droit d’être compris par le tribunal?

La position des appelants était que le para 9(1) de la LLO avait été adopté pour assurer l’applicabilité du para 19(1) de la Charte dans les Territoires du Nord-Ouest et que les deux lois suivaient les mêmes règles d’interprétation. En raison de cette position et pour une analyse plutôt nationale, cet article de blogue portera uniquement sur l’analyse du para 19(1) de la Charte. Dans le même esprit, cet article de blogue se concentrera uniquement sur la deuxième question concernant le para 19(1) : la portée du mot « employer ».

Avant de poursuivre l’analyse, il convient de noter que l’attente et la promesse d’une décision clarifiant l’application du para 19(1) ne se sont pas concrétisées. À la fin de la décision, la juge Côté, au nom de la Cour, a noté que ce n’était pas nécessaire ni opportun de se prononcer sur l’allégation de violation du para 19(1).

Néanmoins, il vaut la peine d’analyser les arguments avancés et d’imaginer la piste que la jurisprudence du para 19(1) pourrait prendre à l’avenir.

 

(1) L’applicabilité aux Territoires du Nord-Ouest

Les appelants avançaient que le Parlement avait établi les tribunaux des Territoires du Nord-Ouest et que, par conséquent, le para 19(1) s’appliquait à eux. Autrement, le para 9(1) de la LLO assurait l’applicabilité du para 19(1) de la Charte aux Territoires du Nord-Ouest.

De leur côté, les intimés contestaient ce point. Selon eux, le para 19(1) ne s’applique pas. Cependant, ils notaient que si le Parlement avait établi ces tribunaux, cela entraînerait la conséquence malheureuse de rendre l’article 23 de la Charte nul dans les Territoires du Nord-Ouest parce que les droits en vertu de l’article 23 sont provinciaux en nature et non fédéraux.

 

Une question complexe pour un autre jour

En expliquant pourquoi cette affaire n’était pas la plus appropriée pour trancher cette question, la CSC a noté qu’il aurait fallu trancher de nombreuses questions constitutionnelles complexes, notamment « le statut constitutionnel des Territoires du Nord‑Ouest ». La complexité de cette question et les conséquences potentielles dans d’autres domaines pour les territoires pourraient peut-être être l’une des raisons pour laquelle la CSC a évité de rendre une décision sur toutes questions concernant le para 19(1). La question reste ouverte pour les tribunaux et constitue un problème juridique intéressant qui regroupe l’autonomie territoriale et les droits et responsabilités que les gouvernements territoriaux peuvent être amenés à assumer.

 

(2) Portée du mot « employer »

Concernant la deuxième question, les appelants étaient en faveur d’une interprétation approfondie du mot « employer », qui met l’accent sur les développements des droits linguistiques et de l’égalité réelle qui requièrent qu’on insuffle la vie dans l’interprétation du para 19(1).

En revanche, les intimés se fiaient sur l’ancienne interprétation de ce droit qui se trouve dans Société des Acadiens c Association of Parents et soulevaient les conséquences d’une interprétation élargie par les tribunaux.

 

Des anciennes interprétations qui doivent évoluer

La Cour dans Société des Acadiens a interprété le para 19(2), la disposition parallèle au para 19(1) qui concerne uniquement les cours provinciales du Nouveau-Brunswick, d’une manière restreinte et étroite. Cette interprétation est incompatible avec l’état du droit actuel.

Avant l’adoption de la Charte, la jurisprudence interprétait l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 comme conférant seulement le droit de parler ou d’écrire dans la langue officielle de son choix et non d’être compris. La majorité dans Société des Acadiens s’est fixée sur les similarités entre l’article 133 et le para 19(2) pour déclarer que les deux provisions auraient dû être interprétées de la même manière.

Cependant, et comme l’a noté l’intervenant de la Chaire de recherche sur la francophonie canadienne en droits et enjeux linguistiques dans l’affaire CSFTNO, le législateur ne parle pas pour ne rien dire. Ayant l’avantage d’avoir l’article 133 devant eux, les rédacteurs de la Charte considéraient quelque chose d’autre en rédigeant le para 19(1). Similairement, le droit à un interprète est déjà enchâssé dans la Charte à l’article 14. Alors, une interprétation du para 19(1) qui en pratique devient le droit de parler en français ou en anglais avec l’assistance d’un interprète pour être compris ne se distingue plus du droit à un interprète en vertu de l’article 14.

Depuis l’arrêt Société des Acadiens, les droits linguistiques ont connu d’importantes évolutions, ce qui a permis de clarifier la manière dont ces droits doivent être interprétés. L’arrêt R c Beaulac nous assurait que les droits linguistiques nécessitent une interprétation large en vertu de leurs objets. Un réexamen de l’arrêt Société des Acadiens ne serait pas si extrême à la lumière de ces développements parce que sa force comme source jurisprudentielle est « profondément affaiblie » après presque quatre décennies. Plutôt, il s’agirait d’une évolution naturelle de la jurisprudence afin de prendre les leçons d’interprétation de Beaulac et les appliquer au para 19(1).

En plus, le cadre d’analyse développée par la CSC dans l’arrêt Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique c Colombie-Britannique portant sur l’égalité réelle peut être instructive à analyser l’égalité réelle de l’usage des deux langues officielles devant les tribunaux. En choisissant de se présenter en français devant un ou plusieurs juges anglophones, un justiciable risque de se désavantager en perdant des nuances de langue à travers la traduction. Ou même nuire à sa capacité de se fier sur la jurisprudence ou sur des ressources secondaires uniquement en français. La réalité de ces désavantages pose un risque réel à la perception d’un justiciable de procéder dans la langue officielle de son choix. Une telle situation n’aboutira jamais à l’égalité réelle.

Similairement, plusieurs des intervenants notaient ce développement du droit et critiquaient une interprétation si restreinte du para 19(1). Selon les appelants, la nouvelle preuve révélait que l’utilisation d’un service d’interprétation les avait désavantagés et avait « découragé l’usage du français dans les tribunaux », notamment en rendant «la plaidoirie […] incompréhensible ». En discutant des défis avec l’utilisation d’interprètes, un intervenant soulevait l’aphorisme italien « traductore, traditore » (en français, « traducteur, traître » et souvent repris sous l’expression « traduire, c’est trahir ») pour mettre en lumière les faiblesses de la traduction. En l’espèce, la traduction de la plaidoirie des avocats des appelants les ont trahis.

Les procureurs généraux qui sont intervenus dans cette affaire ont fait part de leur inquiétude quant aux répercussions sur les systèmes judiciaires et administratifs si l’interprétation du para 19(1) était élargie pour inclure le droit d’être compris. En réponse à ces préoccupations, les appelants et une intervenante ont pris soin de préciser que cette interprétation n’exige pas que chaque juge soit bilingue. Elle exige que chaque tribunal soit institutionnellement bilingue. De toute manière, les tribunaux fédéraux se préoccupent des lois fédérales et ces lois doivent être bilingues. Dans des causes qui tournent sur des nuances entre la version française et anglaise d’une loi, comment est-ce qu’un juge unilingue peut bien saisir ces questions? Le bilinguisme institutionnel est nécessaire, hors des obligations en vertu du para 19(1), et ne devrait pas être considéré comme un changement aussi radical que certains semblent le croire.

 

Les motifs de la CSC

La CSC a justifié sa décision de ne pas statuer sur la question du para 19(1) en invoquant le principe de la retenue judiciaire. Ce principe commande aux cours de ne pas trancher les questions constitutionnelles qui ne sont pas nécessaires à la résolution du litige. L’interprétation du para 19(1) n’avait pas été soulevée devant la Cour d’appel TNO. De ce fait, la CSC critiquait son ajout dans le litige. En plus, sa décision sur la première question en litige mettait fin au litige entre les parties et rendait donc cette question théorique. Notant que la question en vertu du para 19(1) n’était ni nécessaire ni opportune dans cette affaire, la Cour a jugé qu’il serait inapproprié de se prononcer.

 

La question du para 19(1) n’est pas sans objet

Avec tout respect à la Cour et au principe de la retenue judiciaire, quand sera la violation des droits en vertu du para 19(1) la seule question portée devant le tribunal? Ces violations se produisent naturellement au cours d’une autre question juridique. De plus, procéder à un appel sur une question relevant uniquement du para 19(1) ne serait pas nécessairement dans l’intérêt du justiciable, ni financièrement réalisable. En plus, dans Société des Acadiens, dans laquelle la CSC s’est prononcée sur la disposition parallèle du para 19(2), il y avait deux autres questions en litige qui étaient distinctes de celle-ci. Dans cette décision, la question concernant le para 19(2) avait également été soulevée pour la première fois devant la CSC. Mais quand même, la CSC a tranché la question du para 19(2).

En outre, la CSC déclare que le litige entre les parties est réglé par leur réponse à la première question, mais la violation du para 19(1) a-t-elle été vraiment commise entre les parties dans cette affaire? Rappelons que le para 19(1) est un droit accordé à toutes les personnes qui se présentent devant le tribunal, qu’il s’agisse de témoins ou d’avocats, et non seulement du justiciable. En l’espèce, c’étaient les droits des avocats, et non ceux des appelants, qui sont en cause.

La question de cette violation constitutionnelle présumée n’a pas été allégée contre les intimés, mais contre la Cour d’appel TNO et mérite une réponse. Dans cette affaire, les avocats ont tenté d’exercer leur droit à employer la langue officielle de leur choix. Ce droit incombe à la Cour d’appel TNO, devant laquelle les avocats ont comparu, de veiller à ce qu’ils puissent exercer ce droit. Les appelants ont soulevé des exemples concrets du manquement de la Cour d’appel TNO à cette obligation. La CSC n’a pas réagi à ces manquements.

En fin de compte, nous devrons attendre qu’une autre affaire soulève cette question. La prochaine fois, la CSC pourra peut-être permettre l’évolution de la jurisprudence en matière de droits linguistiques et ainsi faire entrer l’interprétation du para 19(1) dans le XXIe siècle. Avec une interprétation qui reconnaît l’importance de l’égalité réelle et le fait que cela requière nécessairement qu’aucune langue officielle ne puisse être défavorisée ou dévalorisée par les tribunaux, on pourra alors se rapprocher un peu plus vers l’égalité de statut linguistique telle que promise par l’article 16 de la Charte.