Une justice qui se cherche : Ce que la loi de David et Joyce Milgaard dit de nous

Une justice qui se cherche : Ce que la loi de David et Joyce Milgaard dit de nous

Introduction

Ce n’est pas toujours le crime qui fait peur. Dans bien des cas, c’est la condamnation qui effraie, surtout lorsque l’on est innocent.

Imaginez. Un matin d’été, vous êtes encore en robe de chambre, tasse de café fumante entre les mains. Dehors, le soleil caresse doucement les volets. Rien, absolument rien, ne laisse présager que votre vie est sur le point de basculer. Puis, une sonnette retentit.

Vous sursautez. Vous ouvrez. La police est là. Tout s’enchaîne trop vite. Vous n’avez pas le temps de comprendre.

Les mots tombent: « Vous avez le droit de garder le silence… »

Les mains derrière le dos. Le claquement des menottes. On vous pousse dans une voiture de patrouille, sous les regards figés des voisins. Vous n’avez rien fait. Vous le savez. Mais ce jour-là, ça ne compte pas. On vous arrête. On vous accuse. On vous juge. Vous hurlez à l’injustice, mais votre voix se brise. Elle s’éteint. Elle disparaît.

Injuste? Inconcevable? Et pourtant, c’est arrivé. À David Milgaard. Et à tant d’autres. C’est une vérité aussi troublante que douloureuse : notre système de justice, aussi avancé soit-il, peut se tromper. Et quand il se trompe, il ne fait pas que prononcer des mots. Il brise des vies.

 

Comprendre l’affaire Milgaard

Tout commence un matin glacial, le 31 janvier 1969, à Saskatoon. Il fait -41 °C.[1] Gail Miller, jeune infirmière de vingt ans, quitte son logement vers 6 h 45 pour attraper l’autobus qui la mènera à l’hôpital.[2] Elle ignore que ce sera son dernier trajet. En chemin, Gail est brutalement attaquée. Elle est traînée dans une allée, violée, poignardée à plusieurs reprises, puis abandonnée dans un banc de neige. Son corps est découvert vers 8 h 30. Les enquêteurs sont troublés : sa robe d’infirmière a été tirée vers le bas, son manteau replacé soigneusement par-dessus, et sous son corps, une arme blanche est retrouvée enfouie.[3] Ce même matin, David Milgaard, seize ans, se trouve à Saskatoon en compagnie de deux amis, Ron Wilson et Nichol John.[4] Les trois jeunes voyagent de Regina vers Calgary et font une halte chez Albert Cadrain, un ami commun, aux alentours de 9 h 00.[5]

 Un mois plus tard, Cadrain contacte la police de Saskatoon.[6] Selon lui, Milgaard aurait eu un comportement étrange ce jour-là. Alertés, les enquêteurs localisent Milgaard à Winnipeg. Lors des interrogatoires, il nie toute implication. Ses compagnons de voyage sont également interrogés. Sous la pression, l’un d’eux finit par affirmer que David aurait mimé la scène du meurtre devant eux.[7]Le 30 mai 1969, David Milgaard est accusé de meurtre.[8] Le 31 janvier 1970, un an jour pour jour après le meurtre de Gail Miller, il est condamné à la prison à vie, sans possibilité de libération conditionnelle avant dix ans.[9] Son appel devant la Cour d’appel de la Saskatchewan sera rejeté en 1971.[10]

Le véritable coupable, Larry Fisher, un violeur en série actif dans la région, avait échappé à l’enquête initiale. Ce n’est qu’en juillet 1997 qu’il a finalement été arrêté, avant d’être condamné à la prison à vie le 22 novembre 1999.[11] Il est décédé le 10 juin 2015, à l’âge de 65 ans, à l’Établissement du Pacifique à Abbotsford, en Colombie-Britannique.[12] Au total, il aura purgé environ 15 ans et 6 mois de détention pour ce crime —soit moins de temps que Milgaard.

Si cette issue a pu être obtenue pour David Milgaard, c’est d’abord grâce aux nouvelles preuves recueillies, mais surtout grâce à la détermination inébranlable de sa mère, Joyce Milgaard. Pendant des années, elle a mené sa propre enquête et porté l’histoire de David aux médias.[13] Aujourd’hui, une loi porte leur nom: La Loi sur la Commission d’examen des erreurs du système judiciaire (Loi de David et Joyce Milgaard).[14]

 

Que prévoit cette loi?

Son objectif est de créer une commission indépendante chargée d’examiner, d’enquêter et de décider quelles affaires pénales présentent un risque suffisant d’erreur judiciaire pour être renvoyées devant le système judiciaire.[15]

Ce changement marque une rupture significative. Jusqu’à présent, c’était au Groupe de la révision des condamnations criminelles (GRCC), agissant au nom du ou de la ministre de la Justice, qu’il revenait d’examiner les demandes de révision. Sur ses recommandations, le ou la ministre pouvait ensuite, à sa discrétion, renvoyer l’affaire devant les tribunaux. Cette intervention ne pouvait toutefois avoir lieu qu’une fois tous les recours judiciaires épuisés, et reposait sur un critère exigeant. En effet, il fallait démontrer qu’une erreur judiciaire probable s’était produite.[16]

Avec la création de la nouvelle Commission d’examen des erreurs du système judiciaire, on passe à une structure véritablement indépendante. Elle comptera entre cinq et neuf commissaires, dont des représentant·es des communautés autochtones et noires. Environ un tiers des membres qui y siègeront seront des avocat·es.  Elle pourra, au besoin, faire appel à des expert·es externes. Par ailleurs, les critères d’admissibilité ont été élargis. La Commission aura à examiner des cas impliquant des verdicts de non-responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux, des plaidoiries de culpabilité, des absolutions inconditionnelles ou conditionnelles, ainsi que des déclarations de culpabilité rendues en vertu de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents. A contrario, l’ancien système ne permettait la révision que pour les infractions criminelles et réglementaires de compétence fédérale, ainsi que pour les déclarations de « délinquant dangereux ou à contrôler ».[17]  

Enfin, un nouveau critère d’admissibilité est introduit. Pour avoir accès au processus de révision, il doit exister des motifs raisonnables qu’une erreur judiciaire ait été commise ou qu’une intervention soit dans l’intérêt de la justice de procéder à la révision (para 696.5(1)).[18] Le ministère de la Justice rappelle que cette nouvelle commission ne se substituera pas aux tribunaux, lesquels demeurent les seuls à pouvoir annuler une condamnation.[19]

Grâce à ce nouveau processus de révision, le Canada emboîte le pas à des pays comme l’Angleterre, l’Écosse, la Norvège et la Nouvelle-Zélande.[20]

 

La Loi David et Joyce Milgaard : réparer l’irréparable?

Peut-on vraiment réparer l’irréparable? La réponse, malheureusement, reste non. Car une fois que le mal est fait, aucune action, aucune décision, aucun chèque ne peut totalement effacer ses traces.

Reprenons l’histoire de David Milgaard. Ce n’est qu’après l’arrivée des preuves ADN, qu’il a pu enfin être reconnu pour ce qu’il était, un homme innocent. Mais à ce moment-là, le mal était déjà irrémédiablement fait. Pendant ses vingt-trois années derrière les barreaux, il a subi des violences physiques et sexuelles, il a sombré dans le désespoir au point de tenter de mettre fin à ses jours.[21] En 1980, il s’est même échappé, goûtant brièvement à la liberté pendant soixante-dix-sept jours, avant d’être rattrapé et grièvement blessé lors de son arrestation[22].  Pendant que les jeunes de son âge vivaient leurs premiers amours, construisaient des carrières, fondaient des familles, lui, il survivait à l’intérieur d’un cauchemar. Son enfance, sa jeunesse, ses relations, ses rêves, tout avait été sacrifié. Certes, le gouvernement de la Saskatchewan lui a versé dix millions de dollars en compensation.[23] Mais soyons lucides, quelle somme d’argent pourrait réellement réparer vingt-trois années arrachées à une vie ainsi qu’effacer les blessures physiques et psychologiques?

 

Une justice imparfaite, mais perfectible

Même si la Loi David et Joyce Milgaard marque un progrès indéniable, elle ne saurait, à elle seule, combler toutes les failles du système. C’est ici qu’intervient le rôle essentiel d’organisations indépendantes comme Innocence Project Canada. Inspirée de l’Innocence Project aux États-Unis, cette organisation et son pendant québécois, le Projet Innocence Québec se consacre à la révision de procès injustes, dans le but de faire exonérer des personnes condamnées à tort.

Depuis sa création, Innocence Project Canada a contribué à l’exonération d’une trentaine de personnes.[24] À ce jour, l’organisation a 130 cas d’études, 77 cas en liste d’attente et 53 cas en cours.[25]

 

Conclusion

La justice est le pilier de toute société. Mais pour qu’elle joue pleinement son rôle, elle doit tendre vers l’infaillibilité — un idéal peut-être inatteignable, mais qui doit continuer de guider chacun de nos choix.

Ce qui rend la Loi David et Joyce Milgaard remarquable, c’est qu’elle ne prétend pas effacer le passé ni offrir une rédemption complète. Sa force réside justement dans cette lucidité. En instaurant une commission indépendante, dotée d’un mandat élargi et d’un réel pouvoir d’enquête, elle ne se limite pas à corriger les erreurs les plus visibles ou médiatisées. Elle s’attaque aux défaillances structurelles du système, à celles qui touchent des personnes moins connues, moins écoutées, souvent issues de communautés marginalisées. En ce sens, cette réforme dépasse les cas emblématiques comme ceux de Milgaard. Elle vise à protéger chacun d’entre nous, car nul n’est à l’abri d’une erreur judiciaire.

 


[1] L’hon. Juge Edward P. MacCallum, Report of the Commission of Inquiry into the Wrongful Conviction of David Milgaard (Volume 1) à la p 12, en ligne :< publications.saskatchewan.ca/#/products/26267> [Rapport].

[2] Ibid.

[3] Rapport, aux pp 426–27.

[4] Rapport, supra note 1, à la p 12.

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Ibid à la p 13.

[8] Ibid.

[9] Ibid à la p 14.

[10] Ibid.

[11] Rapport, supra note 1 à la p 19.

[12] Ministère de la Sécurité publique du Canada, communiqué, « Death of an Inmate at Pacific Institution » (10 juin 2015), en ligne : < canada.ca/en/news/archive/2015/06/death-inmate-pacific-institution.html>.

[13] Rapport, à la p 107.

[14] La Loi sur la Commission d’examen des erreurs du système judiciaire (Loi de David et Joyce Milgaard), LC 2024, c 33.

[15] Ministère de la Justice du Canada, communiqué, « La Loi sur la Commission d’examen des erreurs du système judiciaire (Loi de David et Joyce Milgaard) » (3 mars 2025), en ligne :< justice.gc.ca/fra/sjc-csj/pl/lcees-mjrca/index.html>.

[16] Ibid.

[17] Ibid.

[18]  Supra note 14 au para 696.5(1).

[19] Ibid.

[20] L’hon. Harry LaForme et l’hon. Juanita Westmoreland-Traoré, Une Commission sur les erreurs judiciaires, en ligne :< justice.gc.ca/fra/pr-rp/jp-cj/rc-ccr/cej-mjc/rapport-report.html >.

[21] L’Encyclopédie canadienne, « Affaire David Milgaard » (16 mai 2016), en ligne (Encyclopédie) : <thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/affaire-david-milgaard>.

[22] Rapport à la page 104; Lisa Joy, « Hours before death David Milgaard was advocating for prisoners », SaskToday.ca (17 mai 2022), en ligne (Article de journal) :< sasktoday.ca/north/local-news/hours-before-death-david-milgaard-was-advocating-for-prisoners-5372673>.

[23] Rapport à la page 368.

[24] Innocence Canada, « Exonerations », en ligne (Blogue) :< innocencecanada.com/exonerations/>.

[25]Innocence Canada, « Rapport d’impact 2024 » à la p 5, en ligne: < innocencecanada.com/wp-content/uploads/2025/02/Innocence-Canada-Annual-Report_French_Digital.pdf >.