Canada (Procureur général) c Power, 2024 CSC 26 (Résumé)

Résumé d’un arrêt de la Cour suprême du Canada en droit constitutionnel.

 

FAITS

En 1996, M. Power est déclaré coupable de deux actes criminels et est condamné à huit mois d’emprisonnement. À cette époque, la législation en vigueur permet aux personnes déclarées coupables d’actes criminels de demander une suspension de casier judiciaire cinq ans après leur libération.

 

Après avoir purgé sa peine, M. Power obtient un diplôme collégial et devient technologue en radiation médicale. En 2011, son employeur apprend qu’il a un casier judiciaire et le suspend. En 2013, M. Power présente une demande de suspension de son casier. Toutefois, le Parlement a adopté des dispositions législatives qui modifient rétroactivement la possibilité de faire suspendre un casier judiciaire dans certains cas. M. Power est donc inadmissible à la suspension de son casier et sa demande est rejetée.

 

Les dispositions en question sont ensuite déclarées inconstitutionnelles par des tribunaux, dans d’autres affaires, puisqu’elles violent de façon injustifiée les alinéas 11h) et 11i) de la Charte canadienne des droits et libertésCharte ») en aggravant rétroactivement la peine de la personne.

 

M. Power intente alors une action contre le Canada. Il affirme que les dommages-intérêts, en vertu du para 24(1) de la Charte, sont une réparation convenable et juste pour l’atteinte à ses droits. Le Canada, dans une requête préliminaire, sollicite la radiation de l’action. Le Canada soutient qu’il bénéficie d’une immunité absolue à l’égard des dommages-intérêts liés à l’adoption d’une loi inconstitutionnelle. Selon sa position, l’État ne peut être tenu responsable d’un acte accompli dans l’exercice du pouvoir législatif.

 

La Cour du Banc de la Reine du Nouveau-Brunswick estime que l’État ne jouit pas d’une immunité absolue concernant l’adoption d’une loi (2021 NBBR 107). La Cour d’appel du Nouveau-Brunswick rejette l’appel du Canada (2022 NBCA 14).

 

QUESTION EN LITIGE

Des dommages-intérêts peuvent-ils constituer une réparation convenable et juste au sens du para 24(1) de la Charte pour l’adoption d’une loi subséquemment déclarée inconstitutionnelle (2024 CSC 26, para 17)?

 

RATIO DECIDENDI

L’État n’a pas droit à une immunité absolue contre toute responsabilité en dommages-intérêts lorsqu’il adopte une loi inconstitutionnelle qui viole des droits garantis par la Charte. L’État peut être tenu de verser des dommages-intérêts fondés sur la Charte.

 

ANALYSE

1. Application de la Charte

 

Le para 32(1) de la Charte prévoit que celle-ci s’applique « au Parlement et au gouvernement du Canada, pour tous les domaines relevant du Parlement ». Le Parlement fédéral peut donc faire l’objet d’un examen fondé sur la Charte. L’art 24 et le para 32(1) de la Charte, de même que le para 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, consacrent le rôle des tribunaux de tenir le gouvernement responsable des violations de la Charte.

 

2. Réparations en cas de violation des droits garantis par la Charte

 

En vertu du para 24(1) de la Charte, toute personne victime de violation ou de négation des droits ou libertés peut demander « la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances ». Pour déterminer si des dommages-intérêts constituent une réparation convenable et juste, l’arrêt Vancouver (Ville) c Ward, 2010 CSC 27, au para 4 énonce une analyse en quatre étapes qui, de l’avis de la Cour suprême, s’applique à toutes les actions en dommages-intérêts intentées en vertu de la Charte (2024 CSC 26, para 114) :

    1. Un droit garanti par la Charte a-t-il été violé?
    2. Les dommages-intérêts rempliraient-ils au moins une des fonctions interreliées suivantes : l’indemnisation, la défense du droit en cause et la dissuasion contre toute nouvelle violation?
    3. L’État a-t-il démontré que des facteurs faisant contrepoids l’emportent sur les considérations fonctionnelles favorables à l’octroi de dommages-intérêts, de sorte que ces derniers ne seraient ni convenables ni justes?
    4. Quel est le montant convenable des dommages-intérêts?

3. L’immunité et les principes constitutionnels

 

Relativement à la troisième étape du test, le Canada soutient que l’adoption d’une loi inconstitutionnelle violant des droits garantis par la Charte exige une immunité absolue contre la responsabilité en dommages-intérêts. Selon lui, seule une telle immunité est compatible avec la souveraineté parlementaire, la séparation des pouvoirs et le privilège parlementaire. M. Power réplique que ces principes n’exigent pas une immunité absolue et que celle-ci serait incompatible avec d’autres principes constitutionnels fondamentaux, dont le constitutionnalisme et la primauté du droit. La Cour suprême partage l’avis de M. Power : une immunité restreinte permet de concilier ces principes.

 

D’abord, la souveraineté parlementaire ne signifie pas que le Parlement est au-dessus de la Constitution. Au Canada, la Constitution est la loi suprême. Le législateur peut « adopter ou abroger une loi à son gré, dans les limites des pouvoirs que lui confère la Constitution » (Mikisew Cree First Nation c Canada (Gouverneur général en conseil), 2018 CSC 40, para 36), y compris la Charte. Ce pouvoir d’adopter et d’abroger des lois dans les limites de la Constitution n’est pas affaibli par une immunité restreinte de l’État (2024 CSC 26, para 81).

 

Le principe de la séparation des pouvoirs exige une certaine immunité, mais pas une immunité absolue. Bien qu’il soit essentiel que le législateur bénéficie d’une grande autonomie, ce principe nécessite également qu’il rende des comptes. La possibilité d’obtenir une réparation judiciaire après qu’une loi soit déclarée inconstitutionnelle ne constitue pas une ingérence indue des tribunaux dans le processus législatif. En revanche, une immunité absolue ne respecterait pas le rôle des tribunaux d’accorder des réparations en cas de violation de droits constitutionnels (2024 CSC 26, paras 82, 83).

 

Quant au privilège parlementaire, il protège certaines sphères d’activités législatives essentielles à la structure constitutionnelle du Canada et au fonctionnement de notre démocratie. Les tribunaux ne peuvent pas examiner une conduite relevant du privilège parlementaire, même pour s’assurer qu’elle respecte la Charte. Selon le procureur général du Canada, les privilèges parlementaires reconnus devraient s’étendre de manière à interdire la révision externe de toutes les étapes du processus législatif, ainsi que de tous les discours et les actes des personnes liées à ce processus. Cette proposition est écartée par la Cour suprême. Le privilège ne doit pas s’étendre au-delà de ce qui est nécessaire pour protéger les fonctions démocratiques fondamentales du législateur. Une immunité restreinte permet de concilier l’importance du privilège parlementaire et de la Charte, en limitant le privilège à ce qui est justifié pour assurer une démocratie constitutionnelle fonctionnelle (2024 CSC 26, paras 84–92).

 

Finalement, une immunité absolue laisserait peu de place aux principes qui sous-tendent l’obligation du législateur de rendre des comptes, comme le constitutionnalisme et la primauté du droit. La Charte exige que le pouvoir législatif soit limité par des droits constitutionnels et que les tribunaux tiennent le gouvernement responsable lorsqu’il les violent. Une immunité absolue minerait l’objet et le texte du para 24(1) de la Charte (2024 CSC 26, paras 93–95).

 

Ainsi, une immunité absolue ne permettrait pas de concilier adéquatement tous les principes qui sont essentiels en droit constitutionnel canadien.

 

DISPOSITIF

Le pourvoi est rejeté avec dépens (jugement majoritaire).