Un nouveau délit de violence familiale en Ontario (Ahluwalia v Ahluwalia, 2022 ONSC 1303)

Un nouveau délit de violence familiale en Ontario (Ahluwalia v Ahluwalia, 2022 ONSC 1303)

La violence familiale est une problématique importante de notre société. Elle se manifeste sous différentes formes (mauvais traitements corporels, isolement forcé, bus sexuels, menaces, harcèlement, etc.)[1] et peut entraîner une gamme de conséquences pour les personnes qui en sont victimes, notamment sur les plans physiques, mentaux et économiques.

Dans la décision Ahluwalia v Ahluwalia, 2022 ONSC 1303, l’honorable Renu Mandhane de la Cour supérieure de justice de l’Ontario a reconnu le délit de violence familiale, offrant ainsi aux victimes et survivant(e)s de violence familiale un recours civil adapté à cette réalité.

 

Résumé des faits

Monsieur et Madame Ahluwalia se sont mariés en Inde en 1999. Selon la décision, le couple avait un mariage qualifié de « traditionnel » : les devoirs et responsabilités de chacun étaient définis en fonction des sexes. Les parties ont eu deux enfants et se sont séparées en 2016.

Le procès visait à déterminer quatre aspects du divorce : le partage des biens, la pension alimentaire pour enfants, la pension alimentaire pour époux et la demande de dommages-intérêts de la mère concernant les abus du père pendant le mariage. Le père nie toute violence physique et affirme que le couple avait des désaccords « normaux » et des disputes verbales.

Madame Ahluwalia rapporte des épisodes spécifiques de violence physique en 2000, 2008 et 2013. Elle relate aussi un cycle de violence psychologique et de contrôle financier, par exemple :

  • Des menaces répétées de la laisser avec les enfants sans un sou;
  • Des périodes de « traitement du silence » ou d’ignorance intentionnelle qui pouvaient durer des semaines ou des mois;
  • Le fait qu’elle ne pouvait jamais garder ses revenus de travail pendant le mariage, car ceux-ci étaient déposés dans un compte conjoint;
  • Le fait que toutes ses dépenses, au profit de la famille, étaient surveillées et qu’elle subissait la colère du mari à cause de « dépenses excessives ». Or, aucun achat extravagant ou inutile n’a été identifié par le père lors du procès.

Deux témoins ont également corroboré la violence vécue par la mère. Ils ont témoigné que, notamment :

  • La mère avait souvent les yeux enflés à force de pleurer;
  • Le père l’humiliait en public;
  • Lorsque le couple avait des invités, le mari ne la laissait pas se mêler aux invités et la confinait dans la cuisine.

 

La Loi sur le divorce

Depuis les modifications de 2021, la Loi sur le divorce reconnaît l’impact de la violence familiale. Elle permet, entre autres, de prendre en considération la violence familiale pour déterminer l’intérêt de l’enfant (alinéa 16(3)j)). Par contre, comme l’a souligné la juge Mandhane, la Loi interdit spécifiquement de tenir compte du comportement violent d’un époux lors de la détermination des ordonnances alimentaires (art 15.2).

En effet, la pension alimentaire pour époux est de nature compensatoire. Elle n’est pas destinée à punir directement un comportement répréhensible au cours du mariage. Cependant, l’octroi d’une telle pension peut être lié à une relation de dépendance économique (para 15.2 (6)). Ainsi, dans la mesure où des préjudices économiques découlent de l’échec du mariage, la violence familiale peut-être indirectement pertinente dans la détermination d’une pension alimentaire.

Donc, aux termes de la Loi sur le divorce, les victimes et survivant(e)s de violence familiale ne disposent pas d’un moyen direct d’obtenir des réparations.

 

Les délits civils

La common law prévoit différents recours afin d’octroyer des dédommagements à la victime d’un tort causé par le comportement d’une autre personne. Les victimes et survivant(e)s de violence familiale peuvent poursuivre la personne fautive dans un processus judiciaire distinct que celui entamé devant la Cour de la famille, en vertu des délits de batterie, de voies de fait ou d’infliction intentionnelle de détresse mentale. Cependant, cela se fait rarement.

Effectivement, il n’est pas réaliste de demander aux survivant(e)s d’entamer des procédures à la fois dans les cours civiles et familiales. De plus, ces délits ne sont pas adaptés à la réalité de la violence familiale. Ils sont axés sur un incident précis. Par exemple, le délit d’infliger intentionnellement une détresse mentale exige de démontrer qu’une action ou un comportement spécifique était « flagrant et scandaleux », calculé, et que cela a entraîné un préjudice.

Donc, les délits civils existants ne saisissent pas entièrement le préjudice cumulatif associé au schéma de coercition et de contrôle qui est au cœur des affaires de violence familiale. Les actes de violence peuvent être cycliques et subtils, et vont au-delà des coups et des blessures. La violence familiale inclut également des abus psychologiques et financiers complexes et prolongés (Ahluwalia v Ahluwalia, au para 54).

Se concentrer trop étroitement sur des incidents spécifiques, comme l’exigent les délits de batterie, de voies de faits ou d’infliction intentionnelle de détresse mentale, minimise la conduite délictuelle dans les cas de violence familiale.

 

Le délit de violence familiale

Considérant que la Loi sur le divorce et les délits civils existants n’offrent pas un recours adéquat aux victimes et survivant(e)s de violence familiale, la Cour dans Ahluwalia v Ahluwalia a établi le délit de violence familiale et le test pour ce nouveau recours (aux para 52 à 57).

Pour établir la responsabilité délictuelle d’un membre de la famille en vertu du nouveau délit de violence familiale, le demandeur ou la demanderesse doit prouver que :

Le comportement du membre de sa famille à son égard :

1. est violent ou menaçant; ou

2. constitue un comportement coercitif et contrôlant; ou

3.fait craindre pour sa propre sécurité ou celle d’autrui.

Dans le cadre du premier mode de responsabilité, il faut établir que le comportement violent ou menaçant était intentionnel (c’est-à-dire conforme aux délits intentionnels de batterie et de voies de fait).

Dans le cadre du deuxième mode de responsabilité, il faut établir que le membre de la famille s’est livré à un comportement qu’il a « calculé » être coercitif et contrôlant.

Dans le cadre du troisième mode de responsabilité, le demandeur ou la demanderesse doit établir que le membre de sa famille a agi avec une « certitude substantielle » que sa conduite lui causerait une peur subjective.

Il ne suffit pas d’invoquer une relation malheureuse ou dysfonctionnelle. Le demandeur ou la demanderesse doit prouver, selon la prépondérance des probabilités, que le membre de sa famille s’est livré à un schéma de conduite qui comprenait plus d’un incident de violence physique, de séquestration, d’abus sexuel, de menaces, de harcèlement, de défaut de fournir les nécessités de la vie, de violence psychologique, d’exploitation financière, ou tuer ou blesser un animal ou endommager ou détruire des biens (au para 55).

Dans Ahluwalia v Ahluwalia, le mariage de Monsieur et Madame Ahluwalia était caractérisé par de la violence physique et seize ans de coercition et de contrôle. La Cour a accordé à la mère 150 000 $ en dommages-intérêts compensatoires, globaux et punitifs pour le délit de violence familiale.

 

Une avancée pour les victimes et survivant(e)s de violence familiale

En 2019, au Canada, il y a eu 107 810 cas de victimes agressées par un partenaire intime qui ont été rapportés à la police[2]. À ce nombre, s’ajoutent toutes les victimes qui sont réduites au silence. Par exemple, en 2014, moins d’une victime sur cinq de violence conjugale a fait un signalement à la police[3].

Notre connaissance du phénomène de la violence familiale s’approfondit. Nous savons que la violence entre conjoints entraîne des conséquences à court et à long terme sur la santé physique et mentale des victimes et survivant(e)s : anxiété, dépression, troubles alimentaires, troubles du sommeil, douleurs chroniques, etc.[4].

Le nouveau délit de violence familiale permet aux victimes et survivant(e)s d’être entendus. Bien que la compensation financière ne guérisse pas les blessures causées par la violence familiale, celle-ci peut leur permettre d’obtenir le soutien qu’ils ou elles nécessitent.

D’un point de vue historique, nous assistons à un moment où le droit s’est adapté à l’évolution de la société et de ses connaissances. Nous serons attentifs aux développements concernant ce nouveau délit de violence familiale.

 

Vous êtes un(e) conseiller(ère) juridique et souhaitez obtenir des conseils pratiques afin de traiter des dossiers de violence familiale? Consultez cette ressource : Trousse d’outils AIDE : Comment repérer les cas de violence familiale et intervenir pour les conseillères et conseillers juridiques en droit de la famille .

 

Ressources d’aide 24/7 pour les victimes de violence familiale

 


[1] Voir la définition prévue à la Loi sur le divorce, LRC (1985), ch 3 (2e suppl.), 2(1)

[2] Shana Conroy, Statistique Canada, La violence familiale au Canada :  un profil statistique, 2019, Juristat, 2021, à la p 33, disponible en ligne : https://www150.statcan.gc.ca/n1/fr/pub/85-002-x/2021001/article/00001-fra.pdf?st=pT9v4a-0

[3] Agence de la santé publique du Canada, Violence familiale : Quelle est l’ampleur du problème?, disponible en ligne : https://www.canada.ca/fr/sante-publique/services/promotion-sante/arretons-violence-familiale/violence-familiale-quelle-est-ampleur-probleme.html

[4] Institut national de santé publique, Trousse média sur la violence conjugale : Conséquences, disponible en ligne : https://www.inspq.qc.ca/violence-conjugale/comprendre/consequences[/vc_column_text][/vc_column][/vc_row]