R c Keegstra, [1990] 3 RCS 697 (Résumé)

R c Keegstra, est un arrêt de la Cour suprême du Canada en droit constitutionnel.

 

FAITS

Pendant plusieurs années, James Keegstra, professeur dans une école secondaire d’Eckville, en Alberta, a tenu des propos antisémites devant ses élèves. Il affirmait notamment que l’Holocauste était « inventé par les Juifs dans le but d’attirer de la sympathie » et que les Juifs cherchaient à « détruire la chrétienté » (ce ne sont là que des aperçus du genre de propos qu’il tenait). Outre ces déclarations, M. Keegstra attendait de ses étudiants qu’ils reproduisent ses enseignements en classe et aux examens. Dans le cas contraire, leurs notes en étaient affectées.

 

En 1982, à la suite de nombreuses plaintes d’élèves et de parents, M. Keegstra est démis de ses fonctions. En 1984, il est également accusé, en vertu du paragraphe 319(2) (anciennement 281.2(2)) du Code criminel [1]Code »), d’avoir fomenté la haine à l’encontre d’un groupe identifiable. L’alinéa 319(3)a) du Code prévoit un moyen de défense fondé sur la « véracité ». Si la personne accusée l’invoque, elle doit prouver, selon la prépondérance des probabilités, que ses déclarations sont vraies.

 

En amont de son procès, M. Keegstra demande à la Cour du Banc de la Reine d’annuler l’accusation. Il conteste la constitutionnalité du paragraphe 319(2), au motif que celui-ci porte atteinte à la liberté d’expression, laquelle est protégée par l’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés Charte ») [2]. La Cour rejette sa demande et il est ensuite déclaré coupable.

 

Il fait appel devant la Cour d’appel de l’Alberta, arguant non seulement une violation de l’alinéa 2b), mais aussi une violation de la présomption d’innocence, garantie par l’alinéa 11d) de la Charte. La Cour d’appel accueille le pourvoi et infirme la décision rendue en première instance.

 

QUESTIONS EN LITIGE

(1) Le paragraphe 319(2) du Code viole-t-il les droits garantis à alinéa 2b) de la Charte? Dans l’affirmative, cette violation peut-elle être justifiée à l’article premier de la Charte?

 

(2) Lalinéa 319(3)a) du Code viole-t-il les droits garantis à alinéa 11d) de la Charte? Dans l’affirmative, cette violation peut-elle être justifiée en vertu de l’article premier de la Charte?

 

RATIO DECIDENDI

(1) La liberté d’expression, bien que fondamentale, ne protège pas les discours qui, par leur caractère haineux, portent atteinte à la dignité et à l’égalité des membres du groupe cible. Une société libre et démocratique peut légitimement restreindre ce type d’expression afin de préserver la paix et l’ordre.

 

(2) Lalinéa 319(3)a) qui exige que la personne accusée prouve la véracité de son discours haineux afin de se défendre constitue une violation de la présomption d’innocence. Cependant, cette atteinte est justifiée, car elle répond aux critères établis dans l’arrêt R c Oakes, [1986] 1 RCS 103.

 

ANALYSE

1. L’alinéa 2b) de la Charte : la question de la liberté d’expression

 

1.1. Y a-t-il une atteinte?

 

Les deux volets de l’analyse sont ceux établis par la Cour suprême dans l’arrêt Irwin Toy Ltée c Québec (Procureur général), [1989] 1 RCS 927.

 

(i) La première étape consiste à vérifier si l’expression en question entre dans le champ de protection de l’alinéa 2b) de la Charte. La Cour explique que toute communication visant à transmettre un sens est protégée, peu importe le contenu du message.

 

(ii) La deuxième étape consiste à déterminer si l’action de l’État visait à restreindre la liberté d’expression. La Cour conclut que le paragraphe 319(2), en interdisant une forme particulière de discours, avait cet objectif.

 

Par conséquent, les sept juges ont unanimement conclu que l’interdiction énoncée au paragraphe 319(2) du Code porte atteinte à la liberté d’expression garantie par la Charte.

 

1.2. Justification à l’article 1

 

En appliquant le test en deux volets établis dans l’arrêt Oakes, la majorité (les juges Dickson, Wilson, L’Heureux‑Dubé et Gonthier) a conclu que le paragraphe 319(2) du Code constitue une limite raisonnable à la liberté d’expression.

 

(i) L’objectif est-il suffisamment important?

 

Cette première étape consiste à déterminer si le but de la loi est assez urgent et réel pour justifier une limite à un droit garanti par la Charte.

 

Oui. La Cour a reconnu que la lutte contre la propagande haineuse vise à prévenir un réel préjudice. Le Parlement voulait protéger les membres de groupes identifiables contre les effets négatifs de la haine, réduire les tensions sociales et prévenir la violence. Cet objectif est appuyé par des recherches, l’histoire, les engagements internationaux du Canada, ainsi que par les valeurs d’égalité et de multiculturalisme inscrites aux articles 15 et 27 de la Charte.

 

(ii) Les moyens choisis sont-ils raisonnables (proportionnels)?

 

Cette étape évalue si les moyens utilisés par le gouvernement sont raisonnables par rapport à l’objectif. Elle comprend trois sous-questions :

 

a) Lien rationnel

Oui. Il existe un lien clair entre l’interdiction de la propagande haineuse et l’objectif de protéger la société contre ses effets.

 

b) Atteinte minimale

Oui. La disposition ne vise pas les discussions privées, prévoit des moyens de défense, et est rédigée de façon claire, ce qui limite son application à des cas bien définis.

 

c) Proportionnalité des effets

Oui. Les avantages que sont la protection des groupes vulnérables et le maintien de la paix sociale l’emportent sur la restriction à la liberté d’expression. La Cour considère que ce type de discours n’apporte que peu à la discussion publique.

 

Cela dit, les juges La Forest, Sopinka et McLachlin estiment que le lien entre la criminalisation des discours de haine et la réduction effective de la haine dans la société est insuffisant. Selon eux, cette mesure risque de freiner l’expression légitime par crainte de sanctions. Sans compter qu’elle donne une plus grande visibilité aux discours de haine. Par ailleurs, le paragraphe 319(2) est trop large et imprécis, ce qui pourrait conduire à des poursuites injustifiées et restreindre indûment des discours qui ne sont pas véritablement des discours de haine. Pour ces raisons, les juges concluent que la limitation de la liberté d’expression ne peut être justifiée en vertu de l’article 1 de la Charte.

 

2. L’alinéa 11d) de la Charte : la question de la présomption d’innocence

 

2.1. Y a-t-il une atteinte?

 

Les juges de la Cour suprême reconnaissent que l’alinéa 319(3)a) du Code contrevient à la présomption d’innocence, car il impose à la personne accusée la charge de prouver la véracité de ses propos selon la prépondérance des probabilités. Ils divergent quant à l’application de l’article 1 pour justifier cette violation.

 

2.2. Justification à l’article 1

 

Les juges majoritaires estiment que la violation de la présomption d’innocence par l’alinéa 319(3)a) est justifiée par l’importance de lutter contre la propagande haineuse. À leurs yeux, le renversement du fardeau de la preuve est nécessaire pour assurer l’efficacité de cette lutte, tout en respectant la liberté d’expression. La mesure est jugée conforme au test établi dans l’arrêt Oakes, notamment en raison de l’existence d’un lien rationnel entre l’objectif poursuivi et les moyens utilisés, ainsi que du caractère minimal et proportionné de l’atteinte. Selon cette opinion, permettre à la personne accusée de prouver la véracité de ses propos contribuerait à protéger la liberté d’expression légitime, sans compromettre l’efficacité de la loi.

À l’inverse, les juges en dissidence considèrent que la mesure manque de proportionnalité. Aucun lien clair n’est, selon cette position, établi entre l’objectif visé et l’obligation imposée à la personne accusée. Puisque l’État dispose de moyens plus adaptés pour établir la vérité, il devrait en assumer la responsabilité. La violation de la présomption d’innocence est perçue comme trop importante et insuffisamment justifiée. L’objectif de l’État ne saurait, selon cette analyse, légitimer une atteinte aussi grave à un principe fondamental. Le juge La Forest, pour sa part, estime qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer sur cette question.

 

DISPOSITIF

Le pourvoi est accueilliLe paragraphe 319(2) ainsi que l’alinéa 319(3)a) du Code sont déclarés constitutionnels.

 


[1] Code criminel, LRC 1985, c C-46.

[2] Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11.