2023
FR
À propos de la ressource
Conseil canadien pour les réfugiés c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 17 (Résumé)
Résumé l’arrêt Conseil canadien pour les réfugiés c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 17 de la Cour suprême du Canada en droit constitutionnel et de l’immigration.
FAITS
ABC et ses filles sont persécutées et victimes de violences sexuelles par des gangs dans leur pays d’origine. En 2016, elles fuient vers les États-Unis où les autorités américaines les détiennent à leur arrivée. Informées qu’elles faisaient l’objet d’une procédure de renvoi, et libérées pour la durée de cette procédure, elles se présentent à un point d’entrée terrestre pour faire une demande d’asile au Canada. En raison de l’Entente sur les tiers pays sûrs leur demande est irrecevable.
L’Entente sur les tiers pays sûrs est un traité bilatéral entre le Canada et les États-Unis. Il est mis en œuvre dans le droit interne canadien au moyen de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (« LIPR ») et ses règlements. L’alinéa 101(1)e) de la LIPR prévoit qu’une demande d’asile est irrecevable si la personne provient d’un pays désigné par règlement. Le seul pays désigné est les États-Unis, en vertu de l’article 159.3 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (« RIPR »).
Ainsi, en 2017, lorsque Madame Mustefa se présente à un point d’entrée terrestre, l’Agence des services frontaliers du Canada juge sa demande d’asile irrecevable. Elle est renvoyée aux États-Unis où les autorités la placent en isolement cellulaire pendant une semaine, en entendant les résultats d’un test de tuberculose. Ensuite, elle est détenue pendant trois semaines dans un établissement anormalement froid et en compagnie de personnes reconnues coupables d’infractions criminelles. Ses restrictions alimentaires religieuses ne sont pas respectées lors de sa détention.
Similairement, la demande d’asile au Canada des membres de la famille Al Nahass est jugée irrecevable. Mais, un avocat saisit la Cour fédérale d’une requête urgente en sursis à l’exécution de leur renvoi.
Neuf déposants anonymes, qui ne sont pas des parties au différend, affirment également s’être vu refuser l’entrée au Canada en raison de l’Entente sur les tiers pays sûrs, et, conséquemment, avoir été détenus par les autorités américaines à leur retour.
Les parties demanderesses d’asile et des organisations agissant pour l’intérêt public contestent la validité de l’article 159.3 du RIPR. Elles allèguent que la désignation actuelle des États-Unis comme tiers pays sûr est incompatible avec l’objet de la LIPR et les pouvoirs conférés par celle-ci (« ultra vires »). Elles soutiennent également que l’Entente sur les tiers pays sûrs, l’article 159.3 du RIPR et l’alinéa 101(1)e) de la LIPR violent les articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés (« Charte »).
Selon la Cour fédérale (2020 CF 770) et la Cour d’appel fédérale (2021 CAF 72), l’argument relatif au caractère ultra vires doit être rejeté puisque la question a été tranchée dans Conseil canadien pour les réfugiés c Canada, 2008 CAF 229.
La Cour fédérale juge que le régime de l’Entente sur les tiers pays sûrs viole l’article 7 de la Charte, notamment parce que les personnes dont la demande d’asile est irrecevable sont « immédiatement et automatiquement » emprisonnées par les autorités américaines (2020 CF 770, au para 103).
Cependant, la Cour d’appel fédérale est d’avis que le recours fondé sur la Charte n’est pas régulièrement formé. Selon elle, les dispositions qui appartiennent à « un régime légal aux composantes interreliées » ne peuvent pas être examinées et contestées isolément (2021 CAF 72, au para 58). La Cour d’appel fédérale soutient également que la contestation aurait dû viser les examens requis par le gouvernement au paragraphe 102(3) de la LIPR, soit l’acte administratif, plutôt que sur la Loi.
Considérant leurs conclusions respectives, la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale décident de ne pas statuer sur le fonds du recours fondé sur l’article 15 de la Charte.
QUESTIONS EN LITIGE
- L’article 159.3 du RIPR est-il ultra vires?
- L’article 159.3 du RIPR viole-t-il de façon injustifiable l’article 7 de la Charte?
- Le recours fondé sur l’article 15 de la Charte devrait-il être renvoyé à la Cour fédérale ou tranché par la Cour sur la base du dossier d’appel?
RATIO DECIDENDI
- La légalité d’un règlement doit être examinée en fonction du moment où il a été adopté et selon les limites conférées par la loi habilitante.
- L’Entente sur les tiers pays sûrs ne contrevient pas à l’article 7 de la Charte puisqu’il est conforme aux principes de justice fondamentale.
- Il n’y a pas de hiérarchie des droits dans la Charte et les demandes fondées sur l’article 15 ne sont pas des questions secondaires.
ANALYSE
1. L’article 159.3 du RIPR est-il ultra vires?
Les personnes et organisations appelantes soutiennent qu’il existe depuis l’entrée en vigueur du règlement « des éléments de preuve selon lesquels de nombreux réfugiés ne peuvent bénéficier d’une protection efficace » aux États-Unis (2023 CSC 17, au para 49). Par contre, la légalité de l’article 159.3 du RIPR doit être examinée en fonction du moment où le règlement a été pris et selon les limites imposées par sa loi habilitante, la LIPR.
Comme l’a jugé la Cour d’appel fédérale dans sa décision de 2008 (2008 CAF 229), la LIPR établit les facteurs préalables dont le gouverneur en conseil doit tenir compte (LIPR, au para 102(2)). Ces conditions doivent être remplies avant, et non après, la désignation du pays tiers sûr. Or, les faits qui soutiennent l’argumentation des appelantes sont survenus après l’adoption du règlement. Par conséquent, l’argument selon lequel l’article 159.3 du RIPR est ultra vires est rejeté.
2. L’article 159.3 du RIPR viole-t-il de façon injustifiable l’article 7 de la Charte?
2.1. Mise en jeu des droits garantis par l’art. 7
Selon la Cour suprême, la contestation en vertu de la Charte est régulièrement formée. Les appelantes n’ont pas à viser toutes les dispositions pertinentes pour former leur contestation. De plus, elles ne sont pas tenues d’exercer les recours administratifs existants pour contester l’article 159.3 du RIPR.
Pour démontrer que les droits garantis à l’article 7 de la Charte sont en jeu, les parties appelantes doivent (1) démontrer l’existence d’effets relevant du champ d’application des droits garantis par l’article 7 et (2) démontrer que ces effets sont causés par un acte de l’État canadien.
(1) Effets relevant du champ d’application des droits garantis par l’article 7 de la Charte
La « liberté » englobe le fait de ne pas être détenue, emprisonnée ou menacée de l’être. Ainsi, un risque de détention suffit pour mettre en jeu la liberté protégée par l’article 7 de la Charte. Le recours à l’isolement médical, les températures anormalement froides et les lacunes dans les soins relèvent également du champ d’application de l’article 7.
(2) Effets causés par un acte de l’État canadien
La participation du Canada est une condition préalable à la violation de l’article 7, puisque sans la mise en œuvre du régime de l’Entente sur les tiers pays sûrs, les personnes pourraient présenter leur demande d’asile au Canada. Toutefois, il faut établir que les autorités canadiennes savaient, ou auraient dû savoir, que des préjudices pouvaient découler des actes du Canada.
En l’espèce, dès les premières consultations sur la portée d’un éventuel accord, le recours à la détention aux États-Unis a fait l’objet de débats et d’études (2023 CSC 17, au para 117). De ce fait, le Canada savait que les personnes renvoyées seraient exposées à un tel risque. Selon la Cour suprême, le Canada aurait également dû savoir que les personnes renvoyées risquaient d’être soumises à un isolement médical. Par conséquent, il y a des violations des droits garantis par l’article 7 de la Charte et ils ont un lien de causalité avec un acte de l’État canadien.
2.2. Analyse des principes de justice fondamentale
Les parties appelantes soutiennent que les risques de détention et d’isolement médical ont une portée excessive et sont totalement disproportionnés. Une disposition a une portée excessive si elle s’applique si largement qu’elle vise certains actes qui n’ont aucun lien avec son objet (Canada (Procureur général) c Bedford, 2013 CSC 72, au para 112). Elle est également totalement disproportionnée si ses effets ne peuvent avoir d’assise rationnelle. Ce dernier critère n’est satisfait que dans les cas « extrêmes où la gravité de l’atteinte est sans rapport aucun avec l’objectif de la mesure [et qui] débord[e] complètement le cadre des normes reconnues dans notre société libre et démocratique » (Bedford, au para 120).
Le risque de détention aux États-Unis est lié à un objectif législatif, soit le partage de la responsabilité de l’examen des demandes d’asile. L’assujettissement à un système juridique étranger est une conséquence inévitable de la réalisation de l’objet du régime. Ce risque d’être détenu après un renvoi aux États-Unis est par ailleurs mitigé par l’existence de mécanismes de mise en liberté et de contrôle. D’autre part, il existe des mécanismes dans le régime canadien permettant d’examiner les demandes dans les cas d’irrecevabilité. Enfin, la Cour est d’avis qu’au Canada, comme aux États‑Unis, la détention assortit de possibilités de mise en liberté et de contrôle, de même que l’isolement médical sont des risques qui font partie des normes mutuellement acceptées par nos sociétés libres et démocratiques.
Par conséquent, le régime de l’Entente sur les tiers pays sûrs n’a pas une portée excessive et n’est pas totalement disproportionné. Il est donc conforme aux principes de justice fondamentale. Aucune violation de l’article 7 de la Charte n’est établie.
3. Le recours fondé sur l’article 15 de la Charte devrait-il être renvoyé à la Cour fédérale ou tranché par la Cour sur la base du dossier d’appel?
Les parties appelantes demandent à la Cour suprême de renvoyer l’affaire à la Cour fédérale. Puisque la Cour n’a tiré aucune conclusion à ce sujet, elles ne peuvent pas disposer d’un argument relatif à la discrimination.
En effet, la Charte ne doit pas être interprétée comme si elle établissait une hiérarchie des droits. Les demandes fondées sur l’article 15 ne sont pas des questions secondaires devant être tranchées une fois toutes les autres questions examinées. Il convient donc de renvoyer la contestation fondée sur l’article 15 de la Charte à la Cour fédérale pour qu’elle statue sur celle-ci.
DISPOSITIF
Le pourvoi est accueilli en partie. Premièrement, l’article 159.3 du RIPR n’est pas ultra vires. Deuxièmement, l’article 159.3 du RIPR ne contrevient pas à l’article 7 de la Charte. Troisièmement, la contestation fondée sur l’article 15 de la Charte devrait être renvoyée à la Cour fédérale.
Découvrez aussi ce schéma juridique: Article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (Schématisé)